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Rien à faire, rien à penser. La climatisation est déjà obsédante. Un petit lézard jaune se faufile entre mes orteils. Je me réfugie dans un vaste lit au-dessus duquel tournent les pales du ventilateur. Décidément trop de bruit. Je coupe la machinerie et m'assoupis peu à peu ; … Au loin, les échos du 2ème concerto pour piano de Rachmaninov - je n'ai pas eu la présen. d'esprit d'arrêter le CD et cette musique tant aimée m'importune ici, en ce lieu étrange, hors du monde (hors de mon monde habituel), à un jet de pierre de l'océan indien où je suis venu passer le “viaduc” du 8 mai.

Le boy s'affaire à la cuisine pour remettre tout en ordre après le retour du boss. Sa ; mière tâche a été d'arroser les bougainvillées dans la cour (dans l'ordre des priorités domestiques, l'Ami fait toujours passer les fleurs avant la poussière). Puis le Pakistanais est .ntré dans la maison et j'ai sursauté dans la chambre, brutalement tiré de mon premier ; abandon. Je mets une tenue décente pour aller aux nouvelles : l'homme possède sa propre clé .et il s'affaire maintenant à secouer les kilims du salon. J'aurais préféré être seul, presque .; honteux de cette sieste programmée en tout début de journée. Mais il fait si chaud, si humide, la blancheur du dehors en devient vite hostile… Dans l'acacia de la cour s'ébattent, indifférents à la touffeur, de minuscules oiseaux dont les piaillements sont inversement proportionnels à la taille.

Somnolent à nouveau de bon matin… Un livre glisse doucement de mes mains moites. « L'art difficile de ne presque rien faire » de Grozdanovitch. L'Ami vient de me l'offrir avec une dédicace touchante : « Pour te permettre de progresser vers la perfection… dans cet art difficile. » Il connaît ma devise emprunté au cher Pirotte : « La paresse est un limogeage consenti réservé à l'élite. »

Tout à l'heure, je tâcherai de taper un extrait de l'ouvrage sur un vieil ordinateur dont je ne suis pas parvenu à brancher la souris. Rapide essai. Comme c'est incommode ! Pourrai-je ensuite alimenter mon blog ? Pas de connexion satellitaire sur cet engin antédiluvien. Coupé d'Internet, je me sens isolé et bêtement orphelin car mes fidèles lecteurs sont devenus depuis bientôt trois ans ma famille élargie. Délaissant le trop inconfortable clavier, je me réfugie à nouveau sur la neige du drap où s'abandonnent mon corps nu transpirant et mon esprit déliquescent dans l'ouate du farniente…



Le moment préféré de mes journées d'été demeure celui où, après le repas de midi, je m'achemine tranquillement jusque vers notre ponton au bord de la rivière, sous le grand marronnier où j'ai installé mon hamac. Je m'y installe alors confortablement, un gros livre de philosophie (de préférence bien abstrus) à la main, et la lecture distraite d'une dizaine de lignes suffit amplement, en général, à ma faire glisser dans ce que j'appellerais un sommeil de surface – très différent de la profonde et souvent angoissante plongée nocturne – au cours duquel ma conscience, engourdie par une sorte d'agréable hypnose, continue d'enregistrer avec une sourde volupté le bruissement de la brise dans les feuillages, les dialogues entrecroisés et compliqués des oiseaux, le doux ronronnement du lit de guêpes dans l'aulne voisin et même le subtil friselis du courant le long des berges.

Je goûte alors – plaisir de la vraie vacance – au luxe suprême du demi-sommeil et de la demi-conscience qui sont les meilleures voies pour rejoindre ce fameux « cours des choses » si cher aux taoïstes de l'ancienne Chine, lesquels aimaient précisément à répéter que pour bien vivre il valait mieux ne vivre qu'à demi.

Au mot « dormition » le dictionnaire Littré donne cette définition : « Terme ecclésiastique. La manière dont la Sainte Vierge quitta la terre pour aller au ciel ; parce qu'une pieuse tradition apprend que sa mort ne fut qu'une espèce de sommeil, et qu'elle fut enlevée au ciel par une assomption miraculeuse, dont l'Eglise célèbre la fête le 15 août. »

Pour ma part, lorsqu'il m'arrive de songer à ma mort possible en ces années terribles, je souhaite toujours qu'elle vienne me prendre sous la forme d'une dormition à l'heure de ma sieste méridienne, si possible en été, sous les arbres et au bord de la rivière, assoupi dans mon hamac, un livre à la main et souriant aux anges… qui me soustrairont alors (le temps qu'il leur paraîtra nécessaire) aux aléas du moment présent pour une relaxation plus complète encore parmi les probables délices de la douce léthargie céleste.

Mais plus encore qu'à la croyance chrétienne en la résurrection de la personne individuelle, ce bienheureux moment d'évanouissement au monde immédiat, cette « méridienne » journalière (comme on l'appelait tout simplement jadis), me ramène au temps de la métempsycose païenne et je ne souhaite qu'une chose, c'est qu'après un plus ou moins long sommeil dans l'au-delà, mon état d'esprit soit, le jour de ma réapparition sur cette verte terre, tout aussi frais et dispos qu'après un assoupissement estival. Bien que je prévoie, en cette occurrence, de me tenir tout à fait prêt à assumer mon nouvel « avatar » - homme, poisson, batracien, mammifère, libellule ou brin d'herbe -, je prie pourtant afin que le puissant arbitre universel me permette de me réincarner sous la forme de mon oiseau fétiche qui, de temps à autre (surtout – je l'ai bien noté – aux instants où mon courage faiblit) vient, tel un missile de paradis, raser la surface de la rivière, m'éblouissant littéralement avec le bleu Fra Angelico de son indicible plumage dorsal : le preste et sublime martin-pécheur ! Et que je puisse alors remonter comme lui à vitesse supersonique le long du tunnel de branchages de la rivière, à la manière, j'imagine, des âmes avides de revivre le long des corridors du temps. Ce sera ainsi mon tour d'observer l'expression du dormeur de midi qui, ouvrant un œil dans son hamac, saluera mon passage de son ébahissement admiratif, si tant il est vrai, comme nous l'assure le sévère et inspiré petit philologue d Sils-Maria, le fils du pasteur de Roecken (influencé comme il le fut, dit-on, par la pensée indienne de la reviviscence), le monde est régulièrement soumis au joyeux da capo de « l'éternel retour du même »…


Après le repas je fais la sieste
au réveil deux bols de thé
je lève la tête et regarde le soleil
au sud-ouest déjà il décline
l'homme heureux regrette que la journée soit courte
l'homme soucieux déplore que l'année soit longue
celui qui n'a ni souci ni joie
pour le long et le court se conforme au cours des choses.

Po Chu Yi
(VIIIe siècle après J.-C.)

Denis Grozdanovitch, L'art difficile de ne presque rien faire, Denoël, 2009.