Nous nous postons donc devant la lucarne, le verre à la main, les neurones en alerte et le regard luisant. Quel sera le menu ce soir ? Nous aimons à deviner et à parier sur l'ordre des sujets abordés. Nous nous trompons rarement. Quelle jubilation lorsque l'enchaînement des séquences est respecté ! D'abord les trépassés nationaux ou planétaires. Certains soirs, nous sommes franchement aux anges : catastrophe naturelle, attentat à la voiture piégée, déraillement de train, tueur fou… Et que dire de la future pandémie ? Quelle hécatombe annoncée ! Les accidents d'avion sont un bon produit d'appel mais trop chiches en images choc (ça s'arrangera sûrement avec le A 380 !). Par contre, l'autocar de jeunes ou de pèlerins qui rate un virage en plein mois d'août, brisant net le mythe des Vacances ou de la divine Providence, c'est nettement plus porteur. Quant à l'avalanche – qu'on ne peut jamais filmer en direct – c'est un malheur marginal, trop typé et quasi-provincial. Le mieux, en définitive, c'est une disparition d'enfant car il y a de l'émotion et de l'identification dans l'air et, si tout va bien, le sujet pourra se réchauffer du lundi au vendredi, suspense et audience lacrymale assurés.

Après les drames, leur explication. Paroles de gendarmes, d'experts et du sous-préfet. Et l'incontournable rescapé encore groggy mais suffisamment responsable (le devoir de témoignage !) pour exhaler quelque avis. Puis la vox populi : le voisin qui dit avoir assisté à la scène en direct sans avoir rien vu ni rien à dire mais qui paraît tellement content de passer en prime time !) La plupart des commentaires sont répétitifs et convenus, vite montés, vite tronqués : le néant a toujours quelque chose de fascinant.

« Tu as eu la main lourde en rhum, tu trouves pas ? » - « Chut ! » réplique l'autre scotché. Pour rire car, c'est vrai, on ne doit pas parler pas durant un office religieux surtout quand il est funèbre. Quelle que soit la catastrophe, l'air faussement concerné de la présentatrice (« Très chouette le chemisier d'Audrey ce soir ! ») nous divertit tandis que la phrase-type que nous piaffons d'entendre - « une cellule d'aide psychologique a été mise en place » - nous fait pouffer ensemble. Formidable progrès de la modernité ! Autrefois, face au malheur, on méditait sur la brièveté de la vie. Aujourd'hui, au moindre pet de travers, on convoque la cohorte des consolateurs professionnels.
Plus inoffensifs, les fameux marronniers télévisuels – qui rituellement ont droit à l'ouverture du JT – sont tout aussi débilitants : la rentrée des classes et les pleurs des bambins, les courses de dernière minute avant Noël, la ruée des hystériques au moment des soldes, les résultats du bac… et très bientôt l'ouverture du festival de Cannes. Le pompon revient sans conteste à la bénédiction de Benedetto urbi et orbi et au terrifique chassé-croisé estival après les prophéties alarmistes de Bison Futé.

Fin des drames et disparition de l'alerte orange. Place au régime de croisière. Après la carte exotique, retour au menu de la cantine : crise,H1N1… pardon, ces jours c'est plutôt grippe A en n°1, puis en N°2 crise, re-crise, re-re-crise, blabla politicien, quelques banderoles, un peu de Sarko-Charlot sur le terrain (avec figurants UMP faisant la claque) avant un brin de douceur culturelle au dessert : la promo du dernier bouquin de Truc ou du dernier spectacle de Machin (la ou le comparse vante humblement le produit en live sur le plateau). 20 heures 40 : tous les deux, nous avons déjà détalé ! Simple principe de précaution. Avec un vague complexe de supériorité (rapport aux bienfaits de notre cure de désintoxication médiatique, malgré quelques coupables entorses !) et un sentiment de bien-être rétrospectif. Ouf ! Nous l'avons échappé belle. Doublement indemnes : ni contusions ni addiction. Dire que naguère on a fait tant de foin à propos des méfaits de la vache folle dans nos écuelles alors que beaucoup de nos concitoyens avalent et gobent sans broncher dans leur mangeoire plasma, chaque soir, parfois matin midi et soir, leur bonne petite dose prédigérée de catastrophes, de tortures, de crimes, de deuils, de désespoir, de cynisme, de veulerie et de connerie avec réflexes pavloviens à la clé et injonctions paradoxales à portée de télécommande !

Ce mixte obscène de violence soft et de bêtise trash, le tout tartiné quotidiennement sur écran plat et en Dolby stéréo, aurait tant réjoui Flaubert ! Déjà Lucrèce un siècle avant Jésus-Christ : « Il est doux, quand la mer est soulevée par les vents, d'assister du rivage à la détresse d'autrui ; non qu'on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. » (‘De la nature des choses')

Il y a donc un réel plaisir à engloutir le “fascinus ” télévisuel et une volupté encore plus intense à tout aussitôt s'en déprendre !



A partir du 12 mai prochain, dès mon retour en France, il y a de fortes chances que je n'aie plus de connexion Internet. A cause d'une indélicatesse d'ORANGE qui promet, encaisse... et ne tient pas ses délais ! MERCI DE TA PATIENCE ET DE TA FIDELITE.