C'est le poème, pardon, c'est le menu que j'ai choisi car, rien qu'à lire l'intitulé, mes papilles en étaient déjà émoustillées. Aveu : le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Et la décroissance tire sa quintessence des entorses qui lui sont faites ! Démonstration : nous voici attablés au Grand Vefour à Paris, sous les arcades et le péristyle du Palais-Royal, l'ancien Café de Chartres devenu un haut-lieu de la gastronomie, pur joyau de l'art décoratif du XVIIIe siècle où se pressèrent Victor Hugo, Sainte Beuve, Colette, Jean Cocteau, Malraux, Louis Jouvet et j'en passe ! Quant à la Belle Otéro, elle virevoltait sur les tables de marbre rose sous les yeux gourmands de ses royaux amants ! Aujourd'hui, plus prosaïquement, ce sont deux obscurs, deux sans grades, O*** and Bellinus, pour un inoubliable tête-à-tête : avant son départ pour les Emirats (snif !), l'Ami a tenu à fêter de cette manière - en m'y associant intimement et en sollicitant sa bourse généreuse - une très bonne nouvelle concernant sa santé. Comme chacun sait, la santé, ça n'a pas de prix !

Tous les sens sont à la fête, singulièrement pupilles et papilles. Le ballet des serveurs est à la fois discret, racé et efficace. Beaucoup de touristes n'hésitant pas à photographier chacune de leurs assiettées ! Comme les sensations ne sont guère transmissibles via Internet sur un écran, je me contenterai ici, presque à regrets, des seuls mots, en l'occurrence un chapitre du cher Onfray(« La leçon de petrus ») qui, de lecture en relecture, m'a toujours fait sinon rêver du moins réfléchir. Test : les mots peuvent-ils se déguster comme les ravioli de foie gras, le carré d'agneau pané au moka ou le parmentier de queue de bœuf aux truffes ?! Mais à présent,calmons-nous, il ne s'agira pas de plats, plutôt de vins, du bon vin en général.

Je précise, à propos du divin nectar, que je n'y connais rien, absolument rien ! La seule chose que mon gosier sait discerner, c'est quand un vin est un vin supérieur et non de la vulgaire piquette ! Quant à l'alchimie, au corps du vin, à son histoire, à sa mémoire… !!!??? C'est pourquoi le texte d'Onfray me plaît car, en termes imagés et déjà apéritifs, le philosophe hédoniste m'informe et m'éduque. Ultime précision : le vin servi à notre table, sur le conseil du sommelier, était parfaitement adapté à la diversité des saveurs, avec une extrême modestie : un flacon de La Courtade 2004 gorgée du soleil de Porquerolles.



Le vin est un art du temps. D'abord, chez ceux qui le conçoivent, le font, l'élaborent, l'élèvent comme on le dit d'un enfant. On attend les effets du temps sur les raisins, puis sur les moûts, enfin sur les bouteilles. Dans le geste de celui qui goûte se retrouve tout ce qui permet de se mettre à la recherche du temps perdu. Temps de la conception, temps de la naissance, temps de l'évolution. Jeunesse, enfance et verdeur, adolescence et indécision, maturité et plénitude, vieillesse et majesté, ou pitoyables restes : il en va de la vie d'un vin comme de celle de qui le met en bouche. Goûter est une leçon métaphysique et ontologique qui enseigne de manière esthétique comme le font les natures mortes en peinture, les tombeaux en poésie, les mémoires en littérature.

Dans une bouteille qui repose en cave se font les alchimies singulières avec lesquelles se distinguera, un jour, le tempérament d'un vin. Lunes et nuits, saisons et apocalypses, températures et humidités, variations de lumière et vibrations, tout instruira le liquide, l'informera et s'inscrira dans sa mémoire. Dans le corps du vin se liront, pour les plus avisés de ces déchiffrages infinitésimaux, des blessures et des plaies, des béances et des abîmes. Une trace légère, comme une cicatrice, une entaille sévère, telle une déchirure par laquelle s'écoule l'âme. Tout sera enregistré de ce qui magnifie ou massacre, célèbre ou brise le vin. Plus le temps passe en cave, plus la matière du liquide est susceptible de souffrir. Fragile, elle est une structure qui se délite ou se cristallise, se déchire ou se solidifie.Le corps du vin n'est pas seulement ce qu'il dit dans ses formes extérieures, son allure, sa silhouette. C'est aussi la nature de son intérieur, l'état de sa chair et de ses muscles, de son système nerveux et de son squelette. Charpente et vigueur, nervosité et densité disent autant la carcasse de celui qui boit que le caractère de ce qui est bu. Y a-t-il place pour un inconscient du vin ? Pour une part mystérieuse qui échapperait à la raison et aux explications rationnelles et sécurisantes ? L'âme du vin peut-elle être aussi magique que l'inconscient du docteur viennois ? Si d'aventure dans les molécules qui font le breuvage, ou entre elles, comme ce qui mystérieusement lie, fait forme, on peut trouver trace volatile, mais bien présente, d'une mémoire inconsciente, alors le vin est vivant à la façon animale des hommes.

Voilà pourquoi il faut lire et connaître l'histoire des années dans lesquelles se font ou se sont faits les vins qu'on goûte. Le temps passant, l'histoire décante. Ce qui semblait dominer le siècle est renvoyé vers la périphérie, et ce qui donnait l'impression d'une anecdote devient un événement majeur, inducteur et embrayeur de sens pour les événements qui suivent. Le sens n'apparaît que bien plus tard. Goûter un champagne contemporain de la déclaration de la Première Guerre mondiale, un romanée-conti dont les vendanges se sont faites l'année ou Hitler arrive au pouvoir, un yquem mis en bouteille quelques mois après qu'on débarqué les Alliés sur les plages normandes, c'est immanquablement accéder à un morceau contemporain de cette histoire. De la même manière, on pourra boire un champagne contemporain de la date de naissance d'une personne chère, un calvados aussi âgé qu'un père aimé, un vin qui est entré dans l'existence la même année que soi. L'histoire du monde ajoutée à la nôtre se fixe en des dates qui font sens et le vin, lui-même mémoire du temps conservée, sublimée bien qu'écoulée. L'année est morte mais encore là, autre, différente. Le liquide est fort du temps qui s'est écoulé depuis, car lui aussi a vécu, des peines et des joies, des moments heureux, d'autres malheureux. Il est là, dans son intégrité, comme un être.

Chaque année correspond pour chacun à une référence : des occupations, un âge, une jeunesse ou une adolescence, un deuil ou une paternité, une passion amoureuse ou une mélancolie affective, une rencontre ou une disparition, une éviction ou une élection dans le registre des affinités. Tout est là, dans la bouteille, emprisonné et mystérieux, car on ne sait à quoi ressemble le liquide protégé par le verre. A-t-il vieilli avec bonheur ou au contraire les ans l'ont-ils épuisé ? Les promesses annoncées dans la jeunesse ont-elles été tenues ou faut-il déplorer des potentialités non exploitées, perdues en chemin ? L'insolence et la fraîcheur du départ ont-elles disparu, se sont-elles métamorphosées ou l'ancien tempérament de feu est-il devenu un caractère insipide ? Ces questions valent mêmement pour un alcool et un individu. Combien, en effet, ont laissé l'ingratitude des années de jeunesse pour l'épanouissement, quelques décennies plus tard, en même temps que d'autres, jubilatoires et enthousiastes, devenaient austères et imbuvables personnages…

D'autant que le même vin, dans le même millésime, mystérieusement, ne vieillira pas de la même manière. Les effets des ans ne seront pas identiques et seul le résultat donnera parfois assez d'informations pour qu'on puisse enfin juger. De la maturité à la sénilité, quelles distances ? De la jeunesse à la plénitude, quel écart ? Du tanin, tellement puissant qu'il interdit une dégustation, au même, mais fondu, quel intervalle ? De la fleur qui magnifie un vin blanc au fruit confit qui trahit son vieil âge en passant par la baie qui désigne sa majorité, il y a autant de glissements qu'il est nécessaire pour adapter la question posée par le sphinx. Car le vin, en effet, commence à quatre pattes, informe, exigeant et nécessitant un trajet de la barbarie à la civilisation, de la nature à la culture ; il continue sur ses deux jambes, élégant et raffiné, racé et stylé, plein d'une sveltesse qui lui donne sa silhouette gracile et gracieuse ; enfin, il finit parfois avec une canne, claudicant, traînant, confiné à de vieux restes. Dans tous les cas de figure, du berceau au tombeau, il aura vieilli comme tout ce qui vit sur terre, de l'éphémère aux chênes millénaires, lentement mais de plus en plus sûrement, concerné par la mort. Omnia vanitas…


Michel Onfray, Le désir d'être un volcan, Journal hédoniste, chapitre 34, Grasset, 1996.