alors que le bambin de six ans me tire par la manche pour me conduire jusqu'à l'objet de tous les plaisirs (un monstrueux piano à queue), je le place sur mes genoux. Le réflexe fut vite acquis : l'enfant pose aussitôt ses menottes sur mes mains (il a appris à ne pas en tirer les poils, mais parfois la tentation est trop forte !). Aussitôt nous partons pour un périple sonore et affectif, un voyage non-stop au gré de mes improvisations. Pouce et index deviennent de jour en jour plus en plus souples à défaut d'être agiles. C'est moi qui maintiens le doigt le plus long pour jouer le chant de la mélodie. Quels beaux paysages nous parcourons sur l'ivoire ! Quand ma main gauche imite, par de lourds accords plaqués, la démarche du Roi des éléphants, l'enfant tremble entre mes bras. Mais c'est pour du beurre ! Puis, “ dans la forêt lointaine… ” nous nous baladons en chantant et nous nous répondons en écho « Coucou !… Coucou ! »,du haut de son grand chêne le jeune hibou et le vieux duc.

Parfois, l'enfant refuse obstinément de chanter. Une seule fois, j'ai dû prestement retirer mon avant-bras que ses dents voulaient happer. Que se passe-t-il dans sa petite tête lorsqu'elle disjoncte ? Quel vent mauvais y souffle en rafale qu'il faille contre lui se battre et attaquer pour mieux se défendre ? Je le maintiens d'une main contre ma poitrine chaude, ma bouche murmure à son oreille, mon autre main déroule sur le clavier une tendre arabesque. Plus tard, vers la fin de notre mini concert, je l'invite à quitter le nid rassurant de mes bras pour danser sur le parquet avec son accompagnatrice qui ne le quitte pas d'une semelle (elles sont quatre à se relayer, méthode américaine oblige).

Sur mon air favori (“ Étoile des neiges ”), l'enfant valse et virevolte jusqu'au signal allègre de la trille : il fait la toupie, s'enivre de sensations, bat des mains… tout le monde bat des mains ! C'est le moment où les parents, et même la cuisinière, se joignent à notre trio. Nous applaudissons notre bonheur d'être si bien ensemble dans une agréable et communicative vibration. Le visage radieux de l'enfant musicien et le regard parfois voilé de larmes de son papa, voilà ma plus belle récompense. « Je cherche deux notes qui s'aiment ! » disait souvent Wolfgang.

« La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler… Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l'ombre des enfants. Pour les états qui précèdent l'enfance… »


CHAPITRE XX

La neuvième fois où il sentit près de lui que son épouse était venue le rejoindre, c'était au printemps. C'était lors de la grande persécution de 1679. Il avait sortir le vin et le plat de gaufrettes sur la table à musique. Il jouait dans la cabane. Il s'interrompit et lui dit :

« Comment est-il possible que vous veniez ici, après la mort ? Où est ma barque ? Où sont mes larmes quand je vous vois ? N'êtes-vous pas plutôt un songe ? Suis-je un fou ?
- Ne soyez pas dans l'inquiétude. Votre barque est pourrie depuis longtemps dans la rivière. L'autre monde n'est pas plus étanche que ne l'était votre embarcation.
- - Je souffre, Madame, de ne pas vous toucher.
- Il n'y a rien, Monsieur, à toucher que du vent. »

Elle parlait lentement comme font les morts. Elle ajouta :

« Croyez-vous qu'il n'y ait pas de souffrance à être du vent ? Quelquefois ce vent porte jusqu' nous des bribes de musique. Quelquefois la lumière porte jusqu'à vos regards des bribes de musique. »

Elle se tut encore. Elle regardait les mains de son mari, qu'il avait posées sur le bois rouge de la viole.

« Comme vous ne savez pas parler ! dit-elle. Que voulez-vous, mon ami ? Jouez.
- Que regardiez-vous en vous taisant ?
- Jouez donc ! Je regardais votre main vieillie sur le bois de la viole. »
Il s'immobilisa. Il regarda son épouse puis, pour la première fois de sa vie, ou du moins comme s'il ne l'avait jamais vue jusque-là, il regarda sa main émaciée, jaune, à la peau desséchée en effet. Il mit devant lui ses deux mains. Elles étaient tachées par la mort et il en fut heureux. Ces marques de vieillesse le rapprochaient d'elle ou de son état. Son cœur battait à rompre par la joie qu'il éprouvait et ses doigts tremblaient.

- « Mes mains, disait-il. Vous parlez de mes mains ! »


CHAPITRE XXVII


(…)

Monsieur Marais inclina la tête. Monsieur de Sainte Colombe toussa et dit qu'il désirait parler. Il parlait à la saccade.« Cela est difficile, Monsieur. La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens, elle n'est pas tout à fait humaine. Alors vous avez découvert qu'elle n'est pas pour le roi ?
- J'ai découvert qu'elle était pour Dieu.
- Et vous vous êtes trompé, car Dieu parle.
- Pour l'oreille ?
- Ce dont je ne peux parler n'est pas pour l'oreille, Monsieur.
- Pour l'or ?
- Non, l'or n'est rien d'audible.
- La gloire ?
- Non. Ce ne sont que des noms qui se renomment.
- Le silence ?
- Il n'est que le contraire du langage.
- Les musiciens rivaux ?
- Non !
- L'amour ?
- Non.
- Le regret de l'amour ?
- Non.
- L'abandon ?
- Non et non.
- Est-ce pour une gaufrette donnée à l'invisible ?
- Non plus. Qu'est-ce qu'une gaufrette ? Cela se voit. Cela a du goût. Cela se mange. Cela n'est rien.
- Je ne sais plus Monsieur. Je crois qu'il faut laisser un verre aux morts…
- Aussi brûlez-vous.
- Un petit abreuvoir pour ceux que le langage a désertés. Pour l'ombre des enfants. Pour les états qui précèdent l'enfance. Quand on était sans souffle. Quand on était sans lumière. »


Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991.


« Pascal Quignard n'a pas essayé d'écrire la vie de M. de Sainte-Colombe - les dictionnaires ignorent son prénom, tout comme la date exacte de sa naissance et de sa mort, - joueur de viole et compositeur réputé de la seconde moitié du dix-septième siècle, et de ses relations avec le plus célèbre de ses élèves, Marin Marais (1656-1728), qui connut la gloire auprès de Lulli cependant que son maître refusait obstinément tous les honneurs de la cour. Quignard profite au contraire de l'obscurité qui entoure Sainte-Colombe, de l'extrême minceur de l'œuvre qu'il a confiée à la postérité, pour construire un personnage inoubliable, une sorte de quintessence du musicien, du créateur par excellence. Sainte-Colombe ne vit que par sa musique et sa musique n'existe que par un dialogue tendu, passionné, exclusif avec la mort. (…)

Chez Quignard, le maître ne renvoie pas l'élève par jalousie de virtuose; il le chasse parce que Marais, aussi habile qu'il puisse être - et parce qu'il n'est que suprêmement habile - ne sera jamais un musicien : il est trop porté du côté de la vie, de la compagnie des femmes, des honneurs et des places, de la parfaite copie technique, pour ne pas ignorer définitivement le caractère mystique de la création, la solitude essentielle qui ne se rompt que par le dialogue avec l'invisible, cette corde supplémentaire qui n'est pas un artifice pour virtuose mais un moyen de plonger plus avant, plus bas encore dans le chant profond de la misère d'exister. »





(extrait d'un article de Pierre Le pape, Le Monde, 13 Décembre 1991)


...TOUS LES MATINS DU MONDE SONT SANS RETOUR.