« Nous commencions à peine à comprendre que l'homosexualité n'existe pas, et voilà qu'elle s'apprête à recevoir le coup de grâce : l'institution du mariage étendue aux personnes du même sexe annonce l'agonie de ce mot barbare et de ses sinistres dérivés (homosexuels, hétérosexuels, bisexuels, homophobie, etc.). Le mot va s'éteindre, et avec lui l'illusion qu'il recouvrait.

Car c'est avant tout une affaire de mot.

À l'aube de cette nouvelle ère, commençons par appeler les choses par leur nom : le mariage entre les personnes du même sexe n'est pas un « mariage gay » mais un mariage universel. C'est en tout cas le nom que je propose. Ses conséquences vont bien au delà de ce qu'imaginent la plupart de ses promoteurs. Et même à l'opposé de ce que ceux-ci auraient souhaité. Le mariage universel ne va pas « intégrer les homosexuels », il va au contraire les désintégrer, car il n'y aura plus d' « homosexuels », il y aura des époux, des fiancés, des célibataires ou des divorcés. Quel soulagement ! La peste ne sera plus sur eux.Pour ma part – mes livres en attestent – j'ai toujours refusé ce terme d'« homosexuel », je l'ai toujours mis entre guillemets pour marquer ma répugnance, car j'ai tout de suite ressenti sa connotation infamante et sa nature discriminatoire. Il y avait dans ce mot quelque chose qui me montrait du doigt et m'excluait de la communauté des hommes.

À 15 ans, je ne savais pas encore très bien ce qu'était « la communauté des hommes », mais je voulais en être de plein droit, et j'ai haï ce mot « homosexuel », j'y ai vu la cause d'un malheur que je ne voulais pas laisser m'atteindre. Mes penchants littéraires pour l'autobiographie m'ont conduit à faire le récit de mes aventures amoureuses, mais en affirmant toujours qu'elles n'étaient ni homosexuelles, ni hétérosexuelles, ni bisexuelles. Elles étaient réelles, massivement troublantes, et finalement, je l'espère, romanesques.

Un soir, j'ai fait un rêve horrible : le mot « homosexuel » était un chat, il avait planté ses griffes dans ma main, ne voulait plus me lâcher, me saignait, et je n'avais alors qu'une solution : le fracasser sur le mur, le balancer par la fenêtre. Ce que j'ai fait, dans mon rêve.

Le mot homosexuel est né à la fin du XIXème siècle de l'esprit d'un médecin, psychiatre avant l'heure, qui s'était senti la mission de les guérir, les « homosexuels », de leur faire une place à l'intérieur de l'hôpital moderne. Ce faisant, il « les » a sortis de prison, et il faut lui rendre hommage pour cela, mais à quel prix ! Ce concept d'« homosexualité » a pesé vraiment lourd sur les consciences depuis plus d'un siècle. On peut même dire qu'il les a empoisonnées. Dans ce carcan médical, qui fut peut-être leur purgatoire, les hommes qui aiment les hommes et les femmes qui aiment les femmes en ont bavé.

On dirait que c'est bientôt fini. On dirait que la porte va bientôt s'ouvrir. Ironie de l'histoire des mœurs, c'est grâce à l'institution qui semblait les mépriser, les exclure, les humilier : le mariage.

Mais qu'est-ce que le mariage ? Une institution qui consacre l'union de deux personnes. Ces deux personnes scellent un pacte. Un pacte, comme son nom l'indique, est un acte de paix. Si la société prend en charge cet acte de paix entre deux êtres, si elle le consacre et le ritualise avec une telle cérémonie, c'est parce que la société n'est que ça : un assemblage de pactes entre les hommes. C'est avec cette accumulation de pactes que les individus construisent leur sociabilité. Le mariage étant le premier de ces pactes, il inaugure la logique de paix, d'entraide, de partage. Son importance est donc décisive, exemplaire.

En considérant les juifs, les musulmans, les athées, les protestants comme des citoyens aptes à signer le premier pacte social, en permettant aux non-chrétiens de s'unir, de se relier, l'institution du « mariage civil » est devenue le premier acte religieux de la nation laïque.

Aujourd'hui, sur l'acte de mariage, les origines religieuses et ethniques des époux ne sont pas notifiées. Si la société les oublie, ces origines, c'est bien qu'elle ne tient à consacrer que le lien, l'union entre deux êtres ; qu'ils soient blancs, noirs, jeunes, vieux, estropiés, gauchers, durs d'oreille, sexy, grands, gros, garagistes, clitoridiennes, bien ou très bien montés, tout ça n'intéresse pas l'institution du mariage.

La société a besoin d'unir deux êtres, car cette union, ce pacte, est la première pierre dans l'édification de cette paix qui est sa raison d'être. Pour quelles raisons la société exigerait-elle que ces deux êtres soient « un homme et une femme » ? Uniquement pour de mauvaises raisons, des raisons désuètes.

C'est vrai qu'à aucun moment « un homme et une femme » ne ressentent le besoin de s'unir parce qu'ils sont « un home et une femme ». Il ne s'agit pas pour eux de consacrer, à travers ce mariage, leur sexualité, ce serait sacraliser l'exploit de la « normalité » de leur vie sexuelle. Quelle bêtise. Quelle vulgarité. Et surtout quel mensonge, quelle illusion néfaste.

Ce que l'homme et la femme ont le désir de consacrer par le mariage, c'est leur union, qu'elle soit d'origine amoureuse ou autre. Ce pacte, ce serment de paix, d'entraide, de protection, s'ils veulent l'affirmer aux yeux de tous, c'est pour en garantir la pérennité, se l'imposer à eux-mêmes par le regard des autres ; ils se placent sous le jugement de toute la société, comme s'ils pressentaient que l'encre du billet doux allait pâlir au fil des ans, que le fruit défendu allait tourner à la confiture, mais qu'à travers tous ces désastres, le pacte, lui, ne devait pas être rompu. Pas impunément, en tout cas.

Et si, en sachant tout ce qu'ils savent du mariage (l'amour ne dure pas tant que ça etc.), les citoyens ont tant besoin de ce pacte et du rite qui l'accompagne, c'est que derrière le folklore des anneaux, des robes blanches, des poignées de riz et des banquets éprouvants, chacun désire poser sa pierre à l'édifice social.

Cet embryon de paix, qui mourra peut-être, demeure à jamais cette promesse : deux personnes jurent devant témoins qu'ils ne vont pas se battre. Avec le mariage, la société enregistre le fait qu'il y a au moins deux êtres sur terre qui ont promis de ne pas s'entretuer ! Car c'est la seule, la première question qui intéresse la société : la violence entre les êtres et par quels moyens l'écarter.

Les amants, aveuglés par leur bonheur, ne se doutent pas de ce qu'ils construisent : juste un morceau de rempart contre la violence. En formalisant cet amour, en le sacralisant, en le rendant public, ce qu'ils consolident ce n'est pas leur activité sexuelle, qui finira – comme toutes ces choses-là – par se dissoudre, ce sont toutes ces parcelles de paix qui, mises les uns à côté des autres, sont en train de bâtir, et n'en finiront jamais de bâtir la paix entre les humains.

Et de ce projet grandiose, on voudrait écarter un seul homme, une seule femme ? Sous quel prétexte dérisoire ? Les penchants sexuels ? Mais que valent-ils, ces penchants, devant la mort, devant la maladie, devant l'amour ?

Comment nier le fait que les hommes qui vivent avec les hommes, les femmes qui vivent avec les femmes, sont aujourd'hui, du point de vue de cet acte majeur que constitue le mariage, écartés injustement, scandaleusement écartés de cette socialisation ? Comment pourra-t-on continuer plus longtemps de refuser aujourd'hui à ces demi-citoyens l'accès à une reconnaissance sociale pleine et entière ?

Les grandes choses recèlent toujours une part de malice. Les hommes politiques français, en lançant l'idée de la reconnaissance du « mariage gay », jouent aux apprentis sorciers, et c'est tant mieux. Ils veulent faire plaisir aux minorités, on devine facilement pourquoi, mais en cherchant à « intégrer les homosexuels dans la société », en imaginant un « mariage gay », ils fabriquent ce mariage universel.

Les « homosexuels » vont devoir accepter cette société qui, jusqu'à aujourd'hui, les brime et les surprotège tout à la fois, c'est-à-dire les traite comme des enfants. Ils vont maintenant avoir des droits et des devoirs, qui leur donneront la possibilité, s'ils le souhaitent, de sortir de cet état d'infantilisation sociale dans lequel ils se trouvent actuellement, certains pour s'y complaire, d'autres pour en souffrir. Ils n'auront plus aucune revendication à faire valoir « en tant qu'homosexuels », et on se rendra alors compte à quel point cela était dégradant. Il n'y aura plus de « fierté homosexuelle » et, le défilé qui porte ce nom sera enfin reconnu pour ce qu'il est déjà, au fond : une foire commerciale, un salon de l'érotisme ambulant.

Si le mariage universel désintègre si facilement « la communauté homosexuelle », c'est qu'elle n'a jamais eu d'autre raison d'être que celle de la répression qu'elle a subie. À la différence des communautés juives ou noires qui tiennent leur légitimité d'une réalité culturelle ou ethnique qui les rend sans doute éternelles, impossibles à désintégrer, « la communauté homosexuelle » est un non-sens, une bizarrerie.

Que bonne nouvelle que la dissolution de cette communauté, et avec elle ce concept de « culture gay » qui se résumera à ce qu'elle est déjà en réalité : un pan de notre culture érotique commune. Les photos, les films, les livres « gay », avec la beauté des corps, l'équivoque des regards, les danses, les musiques, les habits, tout ça appartiendra enfin à tous, et le malheur qu'ont vécu les hommes qui aiment les hommes et les femmes qui aiment les femmes appartiendra, lui aussi, à l'histoire de notre société dans notre entier.

Aucune élite ou caste sexuelle ne pourra s'en prévaloir.

Qu'advienne le mariage universel, et le mot honni « homosexuel » sera bientôt accroché à côté des fouets et des godemichés qui servent à nos excitations érotiques. C'est la place qui lui convient, car dans le mot « homosexuel », il y a le mot sexuel et il y a aussi le mot shop. Le sex-shop ne sera plus l'église clandestine des hommes marginalisés par leurs goûts, leurs penchants sexuels du moment. Leur lieu de culte sera le même que celui de tous les autres hommes : la mairie, la synagogue, la mosquée, la chapelle et le champ de courses.

Je ne veux pas nier l'importance de la sexualité dans les rapports humains, mais l'arrivée de ce mariage universel va encore mettre à mal cette primauté du sexuel institué par la psychanalyse. En affirmant depuis un siècle que tout est d'abord sexuel, la psychanalyse freudienne a contribué à détourner le mariage de ses origines pacificatrices. Elle a ridiculisé ses vertus sociales, sans les atteindre, heureusement, mais méfions-nous des narquois, leur violence est insidieuse. En dénonçant la famille comme le creuset du crime œdipien, en l'accusant d'être un lieu de rivalité et de vengeance, elle a presque réussi à nous faire oublier qu'elle était au contraire la première institution qui nous protège de ces deux fléaux.

Ce n'est pas la parole sur un divan qui empêche les hommes de se battre comme ils en ont l'habitude. Ce n'est pas l'immaculée interprétation qui protège les hommes de leur propre violence. Ce sont les lois, entretenues par un interminable travail de sacralisation, de reconnaissance, et qui font, au passage, l'intérêt culturel d notre civilisation. Elle est bien embêtée, la psychanalyse freudienne, avec ce mariage universel, et Mme Roudinesco plus que quiconque. Comme elle le dit, ce sera « un redoutable défi » puisqu'il obligera à une révision déchirante de la primauté du sexuel, concept fondateur du freudisme.(…) Le mariage universel finira vite par s'imposer. Dans son torrent d'évidences, il emportera les divisions de la gauche, les provocations écologistes et les réticences de la droite. Ce sera une fois de plus la démonstration de cet extraordinaire instinct des humains à se relier pour survivre. Si, pour les époux de ce mariage universel, la sacralisation du pacte consiste à se glisser un anneau au doigt, à se frotter la moustache ou à se mettre une plume dans le derrière, quelle importance ? Le folklore passe, la religion demeure.

Certes, le mariage universel ne va pas arrêter d'un coup les violences à l'encontre des hommes qui préfèrent les hommes, il sera néanmoins le premier véritable barrage à cette violence. Véritable parce qu'appuyé sur la légalité. Le « chasseur de pédés » sera avisé que ce n'est plus à « un homosexuel » qu'il s'en prend mais à quelqu'un qui est passé devant le maire, ou qui est susceptible de le faire, à une personne reconnue comme citoyen à part entière, ayant les mêmes droits et la même valeur que lui devant la loi. Quelqu'un qui n'est plus identifié par sa « nature sexuelle », mais par son « grade » dans la société : le fait que l'agressé soit marié (privilège infime mais tangible accordé aux mariés) ajoutera encore à l'opprobre de l'agresseur.C'est pour moi une grande joie que l'avènement de ce mariage, car j'ai toujours refusé contre vents et Marais, de me reconnaître en tant qu' « homosexuel », « hétérosexuel » ou « bisexuel ». Et si j'ai désiré un jour être reconnu, c'est en tant que… tout le restant ! Mais pas ça. Ma sexualité est unique, elle fait partie de mes préoccupations, comme un phénomène précieux, intime, un éblouissement, elle ressort d'un mystère dont la société m'autorise aussi la publication, car c'est l'écrivain impudique qui parle ainsi, mais de l'impudeur comme sacrifice, comme don, pas comme exhibition, et encore moins comme revendication.

Je me suis toujours démarqué le plus possible des écrivains se disant homosexuels et je me vois aujourd'hui bien récompensé de cette résistance : face au mariage universel, je n'ai pas de révision déchirante à faire. Je n'aurai même pas besoin d'aller cracher sur la tombe de l'homosexualité puisqu'elle n'a, à mes yeux, jamais existé. »


Christophe DONNER In Le Monde/dimanche 23 - lundi 24 mai 2004.


Qu'advienne donc l'union universelle et que chacun(e), en couple ou non, accède sans pedigree à son propre mystère !

Voir le site www.homophobie.org