J'ai entendu récemment un discours sur "l'Expérience religieuse". Cette alliance de mots est déjà pleine de sens ; elle indique que Religion et Science se sont rapprochées, la Science éteignant sa lanterne, et la Religion allumant une veilleuse. De sorte que, pendant que la Science se perd dans l'histoire, la Religion essaie son Dieu au grand jour, et par des méthodes positives.

Quand on vous parle de l'expérience religieuse, vous allez penser tout de suite à des miracles contrôlés : un mort qui se lève et marche, une jambe coupée qui repousse, un numéro de la Dépêche de ce jour, transporté en une heure, et tout imprimé, à Nouméa ou seulement à Marseille. Mais il ne s'agit point de cela. Les croyants commencent à comprendre que des faits de ce genre, quand on les constaterait, ne pourraient convaincre que ceux qui croient déjà. On pourrait prouver à un nègre, par la télégraphie sans fil, que notre Dieu est plus vrai que le sien ; or, puisque nous savons que ce miracle ne prouverait rien du tout, nous devons renoncer à prouver Dieu par gobelets et muscades.

Il reste l'expérience intérieure. Il y a, disent-ils, des phénomènes mentaux qui prouvent Dieu. Quelqu'un nous dit : « J'étais malheureux ; je manquais de courage pour supporter les maux de la vie ; les travaux de chaque jour me paraissaient ennuyeux et inutiles ; la méchanceté et l'injustice des hommes écrasaient mon cœur ; je sentais que je voulais plus vivre, lorsque, sur les conseils d'un bon prêtre, je me mis à pratiquer la confession, la prière en commun, et la méditation des Livres Saints. Alors, après quelques jours, il se produisit en moi un miracle : tout d'un coup je compris la présence de Dieu en moi, et en même temps je fus pénétré d'une joie inaltérable ; j'ai éprouvé la grâce, c'est un fait. »

Soit, c'est un fait. Et même, quoique je ne l'aie pas observé directement, je veux bien l'admettre. Seulement que prouve-t-il ? A mettre tout au mieux, il prouve qu'il est bon de croire ; il ne prouve pas du tout que cette croyance corresponde à quelque chose. Il arrive que des malades sont soulagés et guéris par des pilules de mie de pain ; cela prouve qu'une croyance agit sur l'estomac et les intestins ; mais cela ne prouve pas du tout qu'il y avait, dans ces pilules, autre chose que de la mie de pain. Et puis enfin, il peut se rencontrer un ivrogne qui soit heureux, un morphinomane qui soit heureux. Qu'est-ce que cela prouve ?


11 juin 1908


Alain, Propos d'un Normand, II, 1906- 1914, Gallimard, 1955.