Un peu plus tard, j'ai pu m'expliquer posément. Lorsque je fais une croisière en Littérature, nul besoin de passeport ni d'aéroport, juste les mots. Grâce à eux, je décolle, m'élève, embrasse une vaste contrée puis je plonge au cœur de chaque personnage et je ressens tout, absolument tout : paysages, visages, couleurs, odeurs, péripéties, impressions, le moindre émoi, jusqu'au plus profond silence... Chaque fin de paragraphe ou de chapitre est une escale, chaque page est une plage vierge où s'inscrivent les traces de mon imaginaire enchanté. Et je voyage toujours en first, au chaud, dans mon fauteuil ou dans mon lit... et pour quelques piécettes d'euros !

Je viens de faire un test concluant. Ayant pris un livre au hasard, je tombe sur l'extrait qui va suivre. Embarquement immédiat : exotisme garanti, émotion intacte, magie aussitôt reconstituée ! Illico, me voici en compagnie de Pasolini et de Moravia à Tekkadi, au bord du lac, dans la splendeur du couchant, au milieu de jeunes gens très sages et très beaux, dorés comme des dieux, tous convoqués par un air de flûte pour fêter ensemble le 15ème anniversaire de l'indépendance de l'Inde.

(…) Le soir tombait : le lac, devant nous, était redoutable, dans son silence primordial, hostile à l'humanité. Mais tout autour, on entendait des voix, des rires qui montaient des groupes.

Avant le dîner, Moravia et moi, allâmes faire un tour, dans l'avenue qui entourait l'hôtel qui, avec son air un peu suisse, dominait le lac lugubre, de la hauteur d'un long promontoire.

Tandis que nous marchions, une 1100 noire (oui, une Fiat 1100, voiture très répandue en Inde) vint dans notre direction, avec quatre ou cinq passagers, grassouillets, roses, avec des moustaches noires ; elle fit mine de nous venir dessus, avec un insolent coup de klaxon, rien de plus. Mais ce fut l'unique, et misérable manifestation de voyous et de vulgarité, durant tout notre séjour en Inde : une chose digne de Milan ou de Palerme. Que Dieu veuille que ce ne soit pas le chemin promis à la bourgeoisie tout juste formée en Inde. Evidemment, le danger est là, objectivement. Les faibles ont une forte tendance à devenir violents, les fragiles à devenir féroces ; il serait terrible qu'un peuple de quatre cent millions d'habitants, qui en ce moment a un poids aussi fort sur la scène historique et politique du monde, ne trouve que cette manière mécanique et dégradée de s'occidentaliser. On peut tout souhaiter à ce peuple, sauf l'expérience bourgeoise, qui finirait par devenir infatuée, chaotique et rétrograde. En tout cas, ces rondouillards à moustaches n'étaient que quatre, rien par rapport à ces groupes scolaires, avec leurs professeurs, que nous rencontrâmes peu après en continuant notre promenade.

Ils étaient, tous, habillés en blanc mais cette fois-ci, les tissus étaient vraiment immaculés et neufs, parce que c'était un jour de fête, la célébration de l'Indépendance. Le grand drap qui enveloppait leurs hanches, ou qui descendait jusqu'aux chevilles, ou qui entourait leurs membres et était noué sur le ventre, de manière à laisser les jambes nues, la tunique ou la chemisette blanche, et l'étroit turban blanc sur des cheveux noirs et ondulés, avec leurs mèches et leurs touffes si romantiques et barbares à la fois : tout était soigné et pur.

Ils se tenaient au fond des gradins herbeux qui donnaient sur le lac déjà éteint, dans les dernières lueurs sanglantes du crépuscule.

Nous allâmes nous asseoir également sur les gradins devant eux, et nous avions commencé à échanger quelques regards timides. Quelle différence avec les élèves de chez nous ! D'une sagesse exemplaire, presque en silence, ils bavardaient entre eux et avec leurs professeurs, dans un murmure. Toute la félicité de cette heure et de ces circonstances semblait nichée dans leurs yeux sombres, brillants dans ces visages sombres, dans ces minois tendres et humbles. Ils nous regardaient, Moravia et moi, tantôt à la dérobée, tantôt avec un franc sourire. Mais ils n'osaient pas nous parler, et nous aussi, nous nous taisions, presque dans la crainte de briser ce courant de sympathie qui, bien que muet, était si riche. Ils semblaient, eux aussi, l'avoir compris, maîtres et élèves, que le mieux était de nous regarder et de nous sourie ainsi, en silence.

Cinq, dix minutes passèrent ainsi, un quart d'heure. La lumière du couchant devenait de plus en plus faible, et nous étions là, les uns devant les autres à nous regarder : leurs tissus d'antiques païens gagnaient en candeur immaculée et en douceur leur sympathie silencieuse.

Ensuite, l'un d'eux, après avoir échangé quelques paroles avec ses compagnons, s'avança vers nous, descendant de l'endroit un peu surélevé où il se trouvait, et se mettant à notre hauteur ; ses camarades étaient assis autour de lui, accroupis sur l'herbe sèche, il tenait, à la main, une flûte à bec ou à tuyaux, je ne sais plus, en tout cas un petit instrument à vent, presque caché entre les plis de sa tunique. Il ne savait pas s'il devait jouer ou non, et ses compagnons souriaient tout autour, l'encourageaient. Alors, il se décida. Il s'accroupit sur l'herbe, et, le visage tourné vers nous, comme celui de tous ses camarades, il se mit à jouer. C'était une vieille mélodie indienne, parce que l'Inde est réfractaire à toute influence musicale étrangère ; je crois même que les Indiens ne sont pas physiquement en mesure d'entendre d'autre musique que la leur. C'était une phrase hachurée, étouffée, haletante, qui finissait toujours, comme tous les airs indiens, par une sorte de lamentation presque gutturale, un râle doux et pathétique mais, à l'intérieur de cette tristesse, était contenue une espèce de gaieté noble et ingénue.Le garçon jouait de la flûte, et nous regardait. Il donnait l'impression de nous parler, en jouant ainsi, de nous faire un long discours, pour lui-même et pour ses camarades.

« Nous voici donc, semblait-il dire, nous autres, pauvres petits Indiens, avec nos tissus qui couvrent tout juste nos petits corps, nus et sombres, comme ceux des animaux, chevreaux et agnelets. Nous allons à l'école, c'est vrai, nous étudions. Nous voici autour de messieurs nos professeurs. Nous avons une ancienne religion à nous, compliquée et assez terrible, et, en plus, précisément aujourd'hui, avec des drapeaux et de petites processions, nous célébrons la fête de notre indépendance.

« Mais quelle longue route, il nous reste encore à accomplir ! Nos villages sont construits avec de la boue et avec de la bouse de vache, nos villes ne sont que d'informes marchés, faits de poussière et de misère. Des maladies de toutes sortes nous menacent : la variole et la peste sont entre nos murs, comme les serpents. Et tant de petits frères naissent chez nous que nous ne trouvons plus le moyen de nous partager une seule poignée de riz. Qu'est-ce que nous deviendrons ? Qu'est-ce que nous pouvons faire ? Pourtant, dans cette tragédie, il nous reste quelque chose qui, si ce n'est pas de la gaieté, en est presque, c'est de la tendresse, une humilité envers le monde, de l'amour… Avec ce sourire, toi, étranger chanceux, de retour dans ta patrie, tu te souviendras de nous, pauvres petits Indiens… »

Il continua de jouer et de parler ainsi, longuement, dans le silence angoissant du lac.<
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Pier Paolo Pasolini, L'odore dell'India, traduit de l'italien par René de Ceccaty, Denoël [existe en collection de poche Folio n°3591].


L'Inde a beaucoup changé depuis que ces souvenirs ont été consignés. L'Inde éternelle demeure. À l'époque où la plus grande démocratie du monde est en train de s'exprimer, j'ai pu la rencontrer et l'aimer à travers quelques signes jetés sur du papier.