À quoi rêve un vampire, la nuit, enfermé à trois cadenas dans sa geôle médiévale, il replonge dans des scènes d'enfance où crever de faim, souffrir, subir, se soumettre, si souvent vouloir mourir. Enfermé dans la cellule des noirâtres prisons d'Oron, Favez retrouve de très anciennes scènes qu'il avait cru pouvoir chasser de sa mémoire de rôdeur libre. De chasseur, de vengeur assoiffé de sang ? Il a trois ans, quatre ans, c'est avant d'être placé par l'Assistance chez les Chappuis, à Mézières, avec ses parents les coups pleuvent, il y a des cris, les hurlements de son père, ses crises d'ivrogne, et sa mère accablée d'alcool, de grossesses, et la faim, et les coups, toujours les coups et la faim. Il y a les pauvres nourritures volées aux rares enfants qu'il ose aborder. Il y a les restes de viande pourrie et les vieux os dérobés dans la marmite des chiens du voisinage. Et plus tard, après un temps si long, si lent, toujours pareil en tristesse, il y a une nouvelle famille pour lui, il a quatre ans, peut-être cinq, des gens qu'il ne connaît pas et qui lui font tout de suite peur. C'est un hameau perdu dans des collines, des ravins, après Vucherens, l'homme le prend sur ses genoux et le force à baisser sa culotte pour lui enfoncer sa grosse chose. Tais-toi, Favez, personne ne t'entend. On est seuls ici toi et moi, Charles Favez, petit pauvre, il y a toi et moi et tu vas me donner ton petit trou comme hier soir, comme ce matin. Tourne-toi, Favez. Allez, à quatre pattes, Charles Favez. Suce, Favez. Pleure, Favez. Et tais-toi. De toute façon ce qui se passe ici ne sortira jamais, jamais, il n'y a que toi et moi, Favez, et ma femme, la grande truie, qui va entrer dans la danse.

L'homme crie, je m'essuie, avec les doigts, la paume de la main, le gluant sèche sur moi, et j'ai mal, j'ai encore saigné. Puis le fouet. Ou la ceinture, le bâton pour mener les cochons. L'homme tape, je suis à genoux, j'ai les fesses nues, l'homme tape et rentre encore sa grosse chose dans mon trou.

Et sa femme ? Aux champs, sa femme. A la forêt pour faire du bois. L'homme est infirme. Malade d'une jambe. Ne sort pas de la maison. Reste enfermé avec moi. Une fois que j'étais par terre, la grosse chose bien enfoncée, sa femme a surgi dans la pièce, tout de suite elle s'est déshabillée et elle est venue frotter son ventre poilu, sa fente mouillée, sur ma tête et sur ma bouche. Pue, la fente. Et qui coule. La femme criait, elle m'avait coincé la tête entre les cuisses, elle se frottait, elle criait, et j'avais toujours la grosse chose dans le trou qui faisait mal.

Après j'ai été chez les Chappuis et j'ai pu dormir tranquille. Plus de grosse chose qui faisait mal. Mais la femme de la grosse chose, la femme, celle-là, si je la retrouve…

Qui retrouve-t-on de ses bourreaux ? Hommes violents et violeurs, femmes spectatrices, taiseuses, vicieuses qui laissent l'enfant en proie ou l'utilisent à leurs fins. Dans sa cellule Favez se réveille en sueur, boit au seau d'eau, se rendort sous le gros drap. Sommeil hanté par les figures, de femmes surtout, auxquelles il faudra faire payer, enfant enfin devenu homme, le prix de leur cruauté par une cruauté encore pire. Et sans témoins. Et sans limites. Et ce jour viendra, enfant presque homme, toi tu le sais. Tu t'impatientes, Charles Favez ? C'est pour cette nuit. Ou pour toutes ces nuits dans le noir froid, ou le noir chaud, par la neige nocturne ou le printemps, à faire payer la fente sale.

Cannibalisme, attentats sur trois mortes, bestialité, viol qualifié, le Dr Mahaim a beau pressentir l'origine de la manie, comme il l'explique sobrement, il doute, il perd toute certitude, il sait seulement qu'il est loin de se représenter l'exact martyr de l'enfant Favez avant son placement à Mézières. Toutes ces années crucifiées sous la hargne, le sperme, le mucus des brutes sans frein. « On dit le vampire de Ropraz, note Manhaim dans le registre de ses observations, c'est une simplification populaire et terrifiée pour le violeur, le nécrophage, l'épouvantable mangeur de morts. Dans ces déserts, le symptôme du vampire durera tant que cette société sera victime de la crasse primitive : saleté des corps, promiscuité, isolement, alcool, inceste et superstitions qui infestent ces campagnes et créeront d'autres foyers d'exactions sexuelles et d'horreurs sans merci. »


Jacques Chessex, La vampire de Ropraz, chapitre X, Grasset, 2007.