Jacques Ferrand, né à Agen à la fin du XVe siècle, est un esprit curieux et passionné. Comme tous les médecins de l'amour, c'est un grand érudit et un humaniste. Docteur en droit et en médecine, il fut remarqué par sa grande culture, connaissant toute la littérature classique, grecque et latine. La très riche documentation de son ouvrage unique, la Mélancolie érotique, ne omporte pas moins de 160 références d'auteurs couvrant de nombreux domaines, de la philosophie à la médecine et à ce que nous appellerions aujourd'hui la psychiatrie. Ferrand exerça d'abord la médecine à Agen puis quelques années plus tard à Castelnaudary dont il fut l'un des administrateurs en 1618. Sa réputation médicale dépassait alors les frontières de sa région puisqu'il devint le médecin particulier de Claude de Lorraine.

Jacques Ferrand nous est surtout connu par un texte prophétique annonçant la psychologie sexuelle, son Traité de l'essence et guérison de l'amour publié à Toulouse en 1610. Les réactions furent vives à ce texte qualifié de licencieux : « Il parle en termes très crus », au point où cet ouvrage sera interdit et saisi, dix ans plus tard, en 1620. Bien qu'étant un personnage notable, premier magistrat de sa ville, Ferrand fut obligé de s'exiler, de quitter sa province et de s'installer à Paris où il republia son ouvrage en 1623, en une édition revue et « expurgée », sous le titre désormais très connu : De la maladie d'amour ou Mélancolie érotique.

L'originalité de Ferrand apparaît dès les premières lignes, dans sa tentative de définir médicalement l'amour qui n'est pas un objet habituel de la médecine mais plutôt de la littérature. C'est le dilemme qu'auront tous les médecins de l'amour, ils ne sont pas reconnus comme des médecins car l'amour ne semble pas une chose sérieuse, ils ne sont pas reconnus par la littérature, car leur objet n'est pas romanesque.

Jacques Ferrand s'attache à décrire le caractère de l'état amoureux et la parenté des excès de la passion avec l'aliénation de la folie : le jugement est altéré, l'imagination déréglée au point de vivre une illusion où l'objet d'amour le plus laid devient une beauté admirable [cf. citation infra]. C'est la définition de la démence (demens, altération de l'esprit), la mélancolie érotique transforme l'amoureux passionné qui devient autre, aliéné (alienus, autre). L'amour est donc aveugle au point de transformer l'être aimé. Encore faut-il reconnaître les signes de la mélancolie amoureuse. Ferrand nous en offre un très beau cas clinique. Son mérite est ici de montrer l'articulation de la passion et de la mélancolie posant ainsi les bases de l'analyse psychologique que feront les psychiatres du XIXe siècle.

« Les divers troubles dont l'âme d'un amant est bourrelée lorsqu'il aime avec passion, causent plus de maux aux hommes que toute autre possession de l'esprit… Nous dirons donc que l'Amour, ou passion érotique, est une espèce de rêverie procédant d'un désir déréglé de jouir de la chose aimable, accompagnée de peur et de tristesse. On ne peut nier le fait que tous les amants aient l'imagination corrompue et le jugement déformé…

C'est la raison pour laquelle l'Amour a toujours été peint aveugle. Les amants ont surtout l'imagination déréglée comme le montre l'histoire de Ménippe qui s'enamoura d'une Fée, Machates d'un spectre ressemblant à Philinion et Alkidias d'une statue de marbre. Mais pourquoi faut-il donner de tels exemples puisque nous remarquons tous les jours de jeunes élégants, fringants et perruqués, parfumés au muguet, accompagnés hélas de quelque vieille femme échinée et toute lépreuse, le front rude, les sourcils touffus et épais, les yeux chassieux et larmoyants, les oreilles avachies, le nez renfrogné, de grosses lippes recroquevillées, les dents noires et puantes, le menton s'allongeant en groin tordu et dépité, et qui jureront cependant qu'elle est une seconde Hélène, de qui la beauté montre les premières rides, qui a le front voûté ressemblant à la voûte céleste, au ciel blanc et poli comme l'albâtre, des sourcils d'ébène sous lesquels sont situés deux astres bien clairs à fleur de tête, qui brillent et dardent avec une douceur sans pareille de mille rayons amoureux, et qui sont autant d'influences dont dépend leur vie et leur bonheur. Ils s'imagineront un nez relevé, des joues blanches et vermeilles comme le lys pourpré de roses, ayant sur le côté une double fossette où apparaissent deux rangs de perles orientales, parfaitement blanches et bienvenues, qui dégagent une vapeur plus agréable que l'ambre et le musc.

S'ils voient une gorge enduite de crème, reblanchie et crépie de céruse, un sein moucheté en léopard, des mamelles de chèvre au milieu desquelles apparaissent deux gros boutons livides te plombés, ils s'imagineront que c'est une gorge de neige, un col de lait, un sein plein d'œillets, deux pommes d'albâtre s'enflant par petites secousses et s'abaissant à la mode du flux et du reflux de l'océan, au milieu desquelles brillent deux boutons verdelets et incarnats. Bref, ils oseront assumer impudemment que cette vieille femme, cette vieille plaie, a les trente-six conditions requises par Platon pour la beauté parfaite, et je ne doute qu'ils ne fassent l'éloge de ses excréments, ou qu'il ne s'en repaissent comme Vitellius se nourrissait de la salive d'une libertine qu'il aimait follement, détrempée dans du miel…

Il suffit à l'amant passionné de rencontrer un objet qui ait quelque partie du corps admirable en apparence, il s'y attache comme le lierre, l'osier ou la vigne, s'entortillant à la première forme qu'il rencontre et, très vite, il s'affolera tellement d'Amour que vous ne pourrez le reconnaître qu'à grand peine.

Comme ce mal glisse par les yeux dans les entrailles, ce sont les yeux qui nous en donnent les premiers signes. Sitôt qu'une âme est atteinte de cette maladie, elle fait les doux yeux… et nos modernes anatomistes appellent le muscle qui est la cause de cette sorte de regard l'“amoureux”. Mais si le mal est plus grand, les yeux deviennent profonds, secs, sans larmes… et si les amants ont les yeux inquiets, ils ont encore moins l'esprit en repos : à présent, ils rient, dans un moment ils pleureront et s'attristeront, à présent ils se plaisent et tiennent des discours amoureux, dans quelques heures ils seront tristes, pensifs et solitaires… Ces inquiétudes proviennent de la diversité de leurs propos, s'ils sont tristes ou joyeux, les amants rougissent ou pâlissent.

Je reconnus au mois de mai de l'année 1604, dans Agen, lieu de ma naissance, les folles Amours d'un jeune écolier natif du mas d'Agenais. Il se plaignit à moi car, malgré les remèdes que les médecins du lieu et un charlatan lui avaient prescrits, il ne pouvait pas dormir, ne se plaisait à rien au monde, et il était si inquiet qu'il avait été contraint de se retirer de Toulouse à Agen, espérant trouver un soulagement à son mal par ce changement de lieu. Mais, au contraire, il se trouvait au pire état, dégoûté et altéré.

J'observais ainsi un jeune homme triste, sans cause apparente, que peu de temps auparavant j'avais connu jovial. J'aperçois son visage pâle, citrin et blafard, les yeux enfoncés, mais le reste du corps en assez bon état. Je me doute alors que quelque passion d'esprit lui maltraitait l'âme, son bon tempérament sanguin et sa profession, je conclus en moi-même qu'il était malade d'Amour. Et comme je le pressais de me dire la cause externe de sa maladie, une belle fille du logis porta de la lumière pendant que je lui tâtais le pouls qui, à l'instant, varia en tous sens. Il pâlit et rougit selon le moment, et à peine pouvait-il parler. Se voyant à demi confondu, il accepte son mal, mais ne veut guérir que par le moyen de celle qui l'a blessé et me prie de la demander pour lui en mariage ! Ce mariage ne pouvant s'accomplir, il désespère, la fièvre le surprend avec un crachement de sang. Cela l'étonne et l'incite à suivre mon conseil et, par les remèdes de la médecine, il reçut la guérison de son mal. »


Comme on le voit, malgré sa vision novatrice, Ferrand reste anecdotique dans son raisonnement – nous sommes au début du XVIIe siècle – accordant encore beaucoup de pouvoirs au philtres d'amour et à la magie empirique. Il est cependant l'un des tout premiers médecins de l'amour à avoir une démarche clinique et une prescience psychologique.


Philippe Brenot, LES MEDECINS DE L'AMOUR, Zulma, 1998.