St-Loup-de-la-Salle. Ce vendredi 13 août 1920.

Maudit soit Cupidon !

Une fois ce titre pompeusement posé en haut de la page, me voilà sec, archi-sec. Mon encrier aux trois-quarts plein, ma tête à nouveau complètement vide. Commenter ? Gloser ? Me récrier ? A quoi bon ! Quitte à transcrire mes déconvenues à répétition, plutôt que sur ces ridicules cahiers d'écolier, autant les graver dans le marbre. Histoire que ces mots pénètrent pour de bon dans ma caboche. Never complain, never explain, disait l'oncle Julius. Il nous a rabâché sa rengaine tant de fois, avec cette morgue superbe qui exaspérait Mère et faisait pouffer mes sœurs. Je préfère quant à moi ma chère incantation : demain est un autre jour ! C'est d'une facture moins aristocratique mais, au moins, ça marche à tout coup. Disons que ça a toujours marché jusqu'à présent. Mais il est des heures où je me sens si las, si résigné, si incompris de tous que j'aime à me mirer dans mon maudit défi…

Bon, puisque mon armure est une nouvelle fois endossée et mon cœur chloroformé, allons-y pour cette énième et banale chronique. C'était donc hier, jour de tennis à Persanges, jour tant attendu par Cécile et moi-même. Le temps était splendide. Comme la bise soufflait, tout alentour était net, contrasté, de couleur exquise.

Cécile et moi avions revêtu nos costumes fraîchement confectionnés. Le pantalon de coutil me grandit un peu tandis que la jupe longue galbe la silhouette de Cécile. Vers trois heures et demi, nous vîmes par la croisée passer Fernande, telle une flèche enamourée : elle se précipitait pour retrouver son fat Hervé de Marion de Glatigny. L'amour est étonnamment aveugle.Nous ne fûmes prêts qu'après quatre heures et arrivâmes au château une heure plus tard. Quatre joueurs s'échinaient déjà sur le terrain. Les autres prenaient le thé et nous rejoignîmes les causeurs dans le grand salon. La personne la plus intéressante de ce cercle était pour moi Colette qui avait dû laisser son frère malade à Villevieux. Dommage, mais s'il va mieux dimanche, nous irons faire une baignade dans la Dheune où le brave Toumy doit nous rejoindre. Un revenant, celui-là ! J'espère qu'il s'est dégourdi et qu'il a minci depuis l'été dernier. Il paraît que le jeune Gonzague pourrait être aussi des nôtres… Faut-il que je l'espère ? Quant à Colette, alors que je campais sur la mauvaise impression de lundi, j'arrivai avec une ferme résolution que devaient trahir mes mâchoires contractées : rompre définitivement avec elle en piétinant mes propres sentiments. L'aînée des M*** devina les sombres sentiments qui m'agitaient : froufroutant autour de moi, elle déclara à la cantonade que j'étais décidément « sinistre » et me claqua deux bises. Je restai de glace, souhaitant plutôt me retrouver sous terre ! Oui, je voulais terrasser en moi, achever comme on écrase une guêpe sous le talon, annihiler mes sentiments de septembre dernier à l'égard de Colette. Même plus des sentiments d'ailleurs, déjà des restes tiédis, des reliefs bien peu appétissants. Autant en finir, cesser cette sinistre plaisanterie ! Je ne me sentais plus fasciné et cependant encore séduit, je le confesse : débarrassée de sa toilette bleue, la jeune fille était bien plus éblouissante en blanc, avec un joli chapeau posé sur son opulente chevelure auburn retenue par une cordelette dorée. Quelle féminité ! Quelle grâce ensorceleuse, toute d'élégance et de réserve ! Du coup, je sentis poindre à nouveau en moi le poison de Cupidon : sur-le-champ, oubliant mes préventions et ma stoïque détermination, je l'admirai, c'est tout dire.

Dès que j'eus pris le thé, on m'envoya sur le terrain. Je ne sais toujours pas pourquoi ce sport si délié comporte un je ne sais quoi de gourmé. Je ne supporte plus guère ce cérémonial. Colette avait choisi Cécile pour partenaire, m'abandonnant à l'une des demoiselles M***. Or, ce soir-là, je fus un joueur de grand style : drives et smatch éclosaient littéralement sous ma raquette comme par magie. Tel Mercure, j'avais des ailes aux espadrilles. Ma démonstration fut tellement éblouissante que l'impétueuse Lolo de Catelin ne cessait de me crier avec enthousiasme : « Vas-y, Big Bill, vas-y ! » Quelle chic fille, cette Lolo. La seule qui me comprenne… je crois même qu'elle a deviné mon secret. Il est vrai que le grand Tilden est mon modèle, moi qui suis si minus à côté. Je fus donc flatté de la comparaison et un rien décontenancé car, connaissant les goûts singuliers et les frasques de mon héros, cet hommage à son revers lifté (via le mien) me parut ambigu. Qu'avais-je à craindre pourtant ? Toutes les déesses des environs ne sont-elles pas à mes pieds ? Muettes et glacées, l'une suivant l'autre, mais à mes pieds tout de même ! En tout cas, les deux « C », ma sœur et ma future ex-fiancée furent pilées malgré la maladresse de ma partenaire par 6 jeux à 4, et, à la revanche, par 6 jeux à 1 ! Il faut dire que Cécile, s'étant mise tardivement au tennis, fut une très mauvaise coéquipière pour Colette qui, renfrognée, ne s'appliquait guère. Du coup, mon triomphe m'encombra en me rendant suspect aux yeux de mes admiratrices. En amour, on n'aime pas les vainqueurs. Déjà, Colette s'était éloignée…D'ailleurs, que ce fût à cause de sa défaite, ou par timidité, ou par haine du flirt, ou par rejet définitif de ma misérable personne, Colette me bouda ostensiblement tout le reste de la soirée. A un moment, je crus même devenir jaloux de Gonzague qui tentait des approches, mais le chasseur devint à son tour chassé, soudain jaloux de Fernande : roulant des yeux furibards, il était saisi d'une hargne rentrée qui faisait peur à voir. Il faut dire que son égérie était courtisée par un nouveau prétendant, le troisième depuis le début de l'été, et qu'elle répondait à ses avances d'une façon outrageante : lourds appâts au vent, yeux de daurade frite et lèvres en cul de poule et une telle voix glapissante dans l'aigu ! Cette obscénité me terrassa. Ma misogynie s'était d'un coup réveillée et j'en eus honte. Colette, qui buvait sagement son soda, dans la plus parfaite indifférence, du moins en apparence, m'apparut d‘autant plus saine et rassurante. Elle s'était changée entre temps, avait ôté son chapeau, dénoué ses cheveux et regardait par la croisée en nous tournant le dos, vestale hiératique et inaccessible. Que pouvais-je tenter sans me ridiculiser ? Ne valait-il pas mieux me fondre dans le groupe et jouer le jeu ? J'en eus d'ailleurs l'occasion : sirotant notre thé, nous assistâmes à la manœuvre de diversion tentée par Lolo de Catelin, toujours entreprenante, qui réussit d'abord à éloigner son encombrante rivale puis à moucher son Monsieur de Marion de Glatigny. Nous riions sous cape en comptant les points et même Colette, qui s'était enfin retournée, sembla se dérider un instant.

Elle avait revêtu pour la soirée son tricot rouge amarante de l'an dernier, un ton violent qui néanmoins lui va merveilleusement au teint. En tout cas, bien mieux que le bleu du mariage. Son visage était calme, presque doux. C'est ainsi qu'elle regagnait malgré elle une grande partie de ma faveur. Mais tous mes efforts ensuite pour dégeler la banquise entre elle et moi furent couronnés d'insuccès cruels.

Post scriptum. Je ne donne plus régulièrement de titres à mes chroniques. Je ne saurais dire pourquoi. Peut-être aurais-je pu écrire ce soir : « Match nul » ou «Little Bill » ? En tout cas, la revanche est prévue pour lundi et, chance inouïe, Colette n'a pas dit non… La vie est encore belle !


[Cette page est la dernière chronique de Paul Siméon. Il reste douze feuillets vierges du 48ème cahier. Son jeune auteur a disparu le lendemain. Détail surprenant : le soir de l'Assomption, son corps n'a pas été retrouvé dans les eaux de la Dheune, près de l'écluse, là où les villageois s'affairaient mais sur la berge de l'étang de St Loup-de-la-Salle, là où personne ne le cherchait.

Le château de « Montclairgeau » fut vendu mais cela n'empêcha pas la ruine complète de la famille ni l'éloignement d'un père fantomatique. Aujourd'hui, Montbourgeau est un domaine viticole réputé pour son vin jaune.

Madeleine, la petite sœur de Paul, s'est éteinte à Paris le 17 août 2007 dans sa quatre-vingt quatorzième année. Dédicataire de l'adaptation théâtrale du Journal de son frère (« Don Quichotte de Montclairgeau »), la très vieille dame était devenue la confidente de l'auteur à qui elle prêta les précieux cahiers avant de sombrer dans une longue période de stupeur muette.

Il est d'ailleurs peu probable que la collection des cahiers ait survécu à l'absence de celle que son frère vénéré surnommait affectueusement Chou. D'une part, parce que les femmes de ménage et les auxiliaires de vie qui se relayaient à son chevet avaient une idée fixe : évacuer la paperasse et mettre de l'ordre dans le capharnaüm de la pièce du fond.

D'autre part, depuis des décennies, le propriétaire trépignait d'impatience et d'impuissance : il guettait le décès de l'inoxydable locataire pour pouvoir transformer illico ce logement indigne (sans salle de bain !) en loft de bon rapport pour jeunes bobos du 13ème arrondissement.


« O tempora, o mores ! » aurait sans doute noté notre Don Quichotte, lui qui aimait conclure bon nombre de ses Chroniques par une sentencieuse maxime.]