J'imagine assez bien ce qu'un historien écrira dans cent ans, au sujet de la Grande Peur de 1910. Je le vois cherchant dans les journaux de notre temps tout ce qui a rapport à la comète ; cette réunion de documents concernant un même fait sera déjà, par elle-même, une erreur ; car il verra ces propos sur la comète séparés de tout le reste, et formant comme un monde à eux tout seuls. Naturellement, il ne s'occupera pas de ce cours ordinaire et raisonnable de la vie, qui pourtant se continue autour de nous et en nous, comme chacun peut voir. Un chroniqueur ne note que ce qui est étrange et hors du commun. Un journal de six pages, qui voudrait laisser aux historiens de l'avenir un tableau exact de la vie humaine, pendant une journée, devrait répéter le long de ses colonnes : « On a travaillé, on a bu, on a mangé, on a dormi ; chacun a pensé à ses affaires et à ses amours ; il y a eu des naissances, des morts, des maladies, des folies comme tous les ans en cette saison. Tout va bien. » Dans cette description, en gardant à chaque chose la place qui lui revient, ce journal n'aurait sans doute pas une ligne en tout pour les crimes, les extravagances et les paniques. Car l'humanité est merveilleusement sage, et peut-être l'a-t-elle toujours été ; mais l'historien, nécessairement, la voit folle, ou stupide, ou sanguinaire.

Représentez-vous donc cette Grande Peur, telle que l'historien la décrira : les journaux ne parlent plus d'autre chose. Chaque jour des hommes et des femmes se tuent, par crainte de mourir. Ici l'on s'assemble pour prier ; là, au contraire, on veut mourir dans les plaisirs de l'ivresse. Votre historien raisonnera là-dessus. Il dira que les lumières de la science étaient encore bien loin d'avoir pénétré jusque chez les pauvres gens, ce qui n'est que trop vrai ; mais il le prouvera n disant que la plupart avaient très peur, ce qui n'est pas vrai. Personne, ou à peu près, n'a peur. Je voudrais laisser ici un document à l'histoire ; il est vraisemblable que j'ai dormi pendant cette fatale nuit, absolument comme à l'ordinaire ; et tous ceux que je connais pourraient en dire autant. Il en est de cette comète comme de ces catastrophes qui se passent à deux-mille lieues de nous et nous sont contées en trois lignes. On dit bien : « Quelle horrible chose ! »Mais on n'en est pas remué du tout.

Aussi quand je lis ces récits sur la terreur de l'an mil, je me demande ce qu'il y a de vrai là-dedans. Je me demande s'il y avait en ce temps-là un fou de plus sur la terre que nous n'en voyons bon an mal an. Le vraisemblable, c'est qu'on parlait de la fin du monde comme on en parle maintenant. Ceux qui étaient gais en riaient ; ceux qui étaient tristes en pleuraient. Personne peut-être, en tout cela, ne croyait à autre chose qu'à sa propre joie et à sa propre peine.

20 mai 1910

Alain, Propos d'un normand, 1900-1914, III, Gallimard, 1956.