Jeudi 5 août 1920

Je n'ai rien fait de la journée, absolument rien, sinon éternuer et me moucher.Tellement fatigué par notre expédition ! C'est à peine si j'ai pu poursuivre un peu le rangement de ma chambre. Il a fait mauvais toute la journée et il y eut même ce soir des velléités d'orage.

Vendredi 6 août 1920

A cause du temps trop incertain, pas de tennis à Persanges aujourd'hui. Nous en fûmes bien aise, Cécile et moi car, lundi dernier déjà, nous ne nous étions pas décidés à y monter, par fausse honte pour nos vilains habits. Marinette devait nous confectionner des tenues plus adaptées à notre talent sportif, mais elle a eu des ennuis avec sa machine, la courroie ayant brusquement craqué. Bon Papa a fait une réparation provisoire qui n'a guère été concluante. Il manque décidément un homme dans cette maison, un homme qui sache bricoler, s'y connaisse en mécanique, ait le sens des réalités. C'est du moins le reproche que j'ai déchiffré dans le regard exaspéré de Mère. Que répliquer sinon hausser les épaules ? Bref, Marinette devra faire tous ses ourlets à la main et comme le mariage est imminent, nos tenues de tennis attendront.

En fin d'après-midi, un peu dépités tout de même de nous être exclus pour une simple question d'amour-propre vestimentaire, nous nous sommes embusqués Cécile et moi dans la cabane du potager. Nous voulions assister à la dérobée au retour des valeureux sportifs : Xavier, Gonzague, sa sœur Marie-Clémentine et surtout Denise. J'avoue que ce fut un moment délicieux : j'ai pu épier le jeune Gonzague sans en perdre une seule parcelle, enviant sans la comprendre cette physionomie digne d'un Antinoüs antique. J'ai oublié de noter, respectant l'ordre chronologique, que mon flirt n°2 de l'an passé – la ci-devant Denise – était déjà venu en début d‘après-midi porter une invitation à Mère. Je l'avais manquée de peu, plongé dans Atala. Caché derrière la fenêtre, le cœur légèrement battant, je constatai que l'oiseau bleu a engraissé et conservé en guise de huppe une hideuse et puérile coiffure. J'en éprouvai une vive déception et une mortification personnelle : qu'avais-je pu trouver de seyant à cette jeune personne ? De profundis donc, sans regret d'ailleurs car c'était un pur non-sens. Reste « l'autre » que je reverrai lundi et qui porte le n°3. Qu'en adviendra-t-il ? Finalement, les filles, c'est comme les livres : quelque chose de neuf et d'authentique, sinon rien. D'où la rareté dans les deux domaines et mon si fréquent désenchantement, quoique les bons ouvrages, eux, ne résistent pas à mon flair.

Post scriptum. J'ajoute ce mot samedi matin, afin que ma narration soit la plus complète possible. Je me suis couché hier soir avec de nouveau une migraine carabinée. Après le rhume, c'était le bouquet. Nuit atroce ! Ce matin, c'est un peu moins douloureux. Pourvu que je sois tout à fait rétabli pour le mariage ! De quoi aurait l'air un Prince Charmant en frac avec une fontaine dans chaque œil et un catadioptre à la place du nez !

[Suite des Chroniques de Paul Siméon – Cahier n°48]

Samedi 7 août 1920

Le temps s'est remis au beau après une lente remontée du baromètre. Il devrait être rétabli pour tout le mois, en tout cas jusqu'à la fin de la lune actuelle.

Rien de très palpitant à noter ce soir. J'aurais pourtant bien aimé étrenner ce quarante-huitième opus par quelque nouvelle mirifique. En début de journée, j'ai accompagné Cécile et notre mère à Lons, histoire d'aérer ma céphalée. Il faisait déjà très chaud. Alors que j'attendais plus ou moins patiemment que ces dames eussent achevé leurs emplettes, j'eus la bonne surprise de retrouver la plupart de mes connaissances lédoniennes : les deux M*** dont l'aîné, en même posture d'examen que moi, est à présent aussi grand et volumineux que son frère ; Sigismond. de Beaufort, l'enragé du tennis, maigre comme une trique et également la charmante Mimi, toute épanouie par l'approche de son mariage. Elle semblait avoir dévalisé à elle seule la mercerie et la boutique de confection, mais elle ne voulut rien dire sur sa robe d'apparat.

La journée s'est déroulée ensuite d'une façon languissante. J'ai avancé ma lecture de Chateaubriand, mais je n'ai pas trouvé l'endroit idoine pour savourer de telles pages : dans ma chambre, il faisait trop chaud et dans le parc, les petites faisaient un criquet endiablé en m'étourdissant de leurs chamailleries. Je me suis alors réfugié dans le potager et là, j'ai fait une merveilleuse découverte : abandonnant les rives du Meschacebé, je m'intéressai à la muraille où palpitait dans le soleil une jolie Callimorpha Hua. Toute la splendeur de la Création dans quelques cm² irisés ! Du coup, j'ai eu l'envie de reprendre ma collection et, reniant toutes mes résolutions, je suis remonté dans ma chambre avec mon trésor.

Dans quelques années, on aura peut-être le spectacle d'un amiral béatement esseulé sur le rivage d'une île déserte où son galion s'est échoué : si occupé qu'il en oublie de se nourrir ou de scruter l'horizon ! Il court, gambade, s'envole sur le sable fin, haillons à la main en guise de filet, à la poursuite de papillons folâtres ! Je n'ai jamais pu résister à la beauté. Un diagnostic s'impose : ma véritable vocation n'est pas d'être matelot, ni naufragé volontaire d'ailleurs, plutôt farfadet ! Mais Stanislas ne me semble décidément pas le lieu le plus approprié pour cette formation.

Dimanche 8 août 1920. Visite-surprise à Montclairgeau.

Le beau temps continue inaltérable. Ce matin, je m'étais mis très chic pour aller à la messe mais ces préparatifs durèrent plus longtemps que prévu, car j'ai voulu essayer mon costume pour la noce du lendemain. Aussi, quand j'ai débarqué en bas, peu avant dix heures, tout le monde avait déguerpi, sans même me prévenir. C'est ainsi que par dépit et aussi pour fronder la religion, j'ai manqué la messe. Une mésaventure me confirma dans mon absentéisme et, le cas échéant, aurait pu me servir d'alibi au retour de Mère.

L'anecdote fut assez drôle. Alors que je balançais encore sur la décision à prendre, voilà qu'un monsieur d'une quarantaine d'années, assez athlétique et correctement mis, se présenta à Montclaigeau, son vélo à la main, la casquette dans l'autre. Il demanda à voir « son cousin Léon » ou bien Bon Papa, en tout cas quelqu'un de notre famille dont il se prétendait parent. Apprenant que tout le monde était parti au village, il décida de laisser sa bicyclette et de rebrousser chemin, assurant qu'il reviendrait vers midi. Frousse de Marie-Louise, notre aide de cuisine ! Elle avait déjà échafaudé dans sa petite tête tout un feuilleton digne de la bande à Bonnot : cet homme surgi de nulle part était un fieffé voleur, il ne faisait sûrement pas partie de notre famille, venait de repérer les lieux après avoir guetté le départ de l'automobile et allait revenir bien avant midi pour s'introduire au château. Bref, si à mon tour je partais à la messe, la laissant seule et si vulnérable, elle ferait une attaque de nerfs, ne répondait plus de rien et menaça même de se sauver en cas de lâche abandon de ma part. Je tâchai de la rassurer puis, voyant sa terreur irraisonnée, je compris que la charité commandait et je décidai de rester. Je dois avouer que malgré ce rôle de défenseur de la domesticité qui m'était si providentiellement échu ( à défaut de veuve et d'orphelin), ce ne fut finalement qu'à contrecœur que je manquai l'office car ma conscience ne me laissait pas en repos.

A midi, presque concomitamment, retour de la famille et du visiteur qui s'avéra bien être, comme je l'avais en fait deviné, un certain Maurice, fils de René, frère aîné de Bon Papa. Faisant une très longue virée de Dijon à Grenoble, ou plutôt le contraire, il avait eu l'idée de nous rendre visite puisque ce détour l'écartait à peine de son itinéraire. Bien entendu, il déjeuna avec nous et on sabla le fameux « mousseux de l'Etoile » en son honneur. Au cours de la conversation, il nous parle d'un de ses enfants, le jeune Bruno qui, à 12 ans, s'est mis dans la tête de devenir marin. Décidément, cette vocation est héréditaire ! Son heureux père tenta donc de m'interroger sur mes projets, le début de mon cursus à Stan, mes impressions sur l'année écoulée à Paris, etc. Je n'avais surtout pas envie de m'attarder sur un passé douloureux et sur un avenir encore fumeux. Après tout, c'étaient les vacances ! Je m'en tirai par une habile diversion, ayant repéré que notre cycliste était aussi grand amateur de bulles (à en juger par l'empressement avec lequel il tendait sa coupe). J'étalai donc ma science sur le dit-mousseux, domaine où j'excelle, et je me montrai aussi précis qu'intarissable : nez très fin, bouche volumineuse sans être dense, parfum discret de noix fraîche et de morille, évolution cristalline et finale minérale. Guettant du coin de l'œil l'appréciation de Bon Papa, je portai l'estocade avec un brin d'emphase : « un vin de dentelle, d'une finesse propre à l'appellation ». Les applaudissements furent nourris, la Marine tout à fait oubliée et le cousin comblé : alerte et enthousiaste, il remonta vaille que vaille en selle avec chaque sacoche lestée d'une bouteille de vin de paille. Mère aurait préféré qu'on le raccompagnât en chargeant son engin dans la Citroën, mais le héros du jour ne voulut rien savoir, prétendant que l'euphorie des retrouvailles familiales lui donnait des ailes.Encore une annotation avant de conclure cette brève et réjouissante chronique : ce soir, pour me calmer un peu (le mariage de demain m'excite au plus haut point), j'ai traversé le parc et suis monté, comme souvent, jusqu'au bois des Tilleuls. De cet observatoire, on a une vue plongeante sur toute la région. C'était le crépuscule. Le clocher de Villevieux, si cher à mon cœur, était inondé d'or, tel un pic d'acier en fusion. Le contraste des feuillages au premier plan, d'un vert sombre profond, puis plus loin la Bresse bleutée et déjà vaporeuse, enfin l'immense globe jaune safran, quelle merveille ! J'en étais enivré et comme hébété de bonheur.


A SUIVRE