Mardi 10 août 1920

Nous avons naturellement beaucoup parlé, Cécile et moi, des évènements de la veille. J'ai aussi profité de cette journée plus calme pour relire et corriger mes chroniques. Cet après-midi, courte promenade jusqu'à l'Etoile. Il y avait fort longtemps que je n'avais chevauché Rossinante mais, cette fois-ci, ce ne fut guère brillant, vu le mauvais état des chambres à air. Je suis moi-même bien moins fringant que l'an passé, les maths ont dû m'anémier les jarrets !

A midi, la petite Anne-Marie V*** a déjeuné avec nous. Mère nous avait recommandé, surtout aux filles facilement taquines, d'être particulièrement gentilles avec cette cousine démunie qui, pour la toute première fois, venait à Montclairgeau. L'invitée devait se sentir à l'aise et nous fûmes priés de ne pas montrer trop de curiosité à son égard, ses manières, sa toilette, ni trop d'empressements, bref de faire preuve de tact. C'est ainsi qu'est notre mère, toujours bonne et altruiste, mais sa vertu précautionneuse, un brin ostentatoire, m'exaspère parfois, je l'avoue. La charité avec laquelle elle bichonne ses indigents ressemble aux soins méticuleux qu'elle prodigue à ses porcelaines de Frankenthal.

Ce soir, à cinq heures, comme c'était « notre jour » (malgré ses difficultés, Mère a décidé de renouer avec la tradition), nous avons vu débarquer mesdames Guichard, Grimal, Dossman et la toujours calamiteuse Fernande. Dady les accompagnait et je fus tout étonné de sa visite. C'est la première fois que mon vieux copain mettait les pieds au château, son amitié pour moi l'ayant emporté sur sa timidité. J'ai apprécié cette preuve de son attachement. La conversation n'a donc pas chômé entre nous et j'aurais passé une excellente soirée sans la présence de Fernande qui, par la grossièreté d'une de ses répliques au salon, puis par ses manœuvres de siège, aussi vulgaires qu'insistantes, a exaspéré le mépris et la répulsion que cette fille moderne m'inspire. En tout cas, mon opinion est faite : une intrigante et une bêcheuse qui, circonstance aggravante, n'a aucune classe. D'ailleurs, ce que j'ai appris d'elle par Cécile n'a fait que me confirmer dans mes sentiments. Je m'étonne qu'une dévergondée de cette nature ait un tel ascendant sur tant de jeunes gens, filles ou garçons, d'autant plus que ma sœur s'obstine à la fréquenter.

Plus rien de bien significatif à signaler. Le ciel s'est couvert ce soir, bien qu'il fasse encore chaud. Serait-ce une menace de pluie pour demain ? Heureusement, le tournoi de tennis n'est prévu que pour vendredi à St Loup où tout le monde doit rappliquer. Avant le départ des dames, nous avons fait le tour du jardin par les tilleuls, Dady et moi d'une part, Cécile et Fernande d'autre part, non loin de nous. Bras dessus, bras dessous ! Ce qui n'empêcha pas Cécile, tout de suite après, de déblatérer sur son amie ou prétendue telle. Ce double jeu féminin me donne froid dans le dos mais je pense que ma sœur est fermement de mon côté puisque nous avons décidé ce soir, par tous les moyens, de mener une lutte à outrance contre l'outrecuidance de Fernande. Qu'elle chasse sur ses terres mais qu'elle me laisse Dady, au moins jusqu'à son départ !


Mercredi 11 août 1920

Dernière nuit à Montclairgeau. Demain, à cette heure, nous serons à St Loup. L'éternel aller-retour entre nos deux résidences estivales, sauf que, cette année, la famille a choisi d'inverser l'ordre des séjours. Quelle révolution ! Mais retourner là-bas ne me fait à vrai dire ni chaud ni froid. Ni impatience ni indifférence. Rien. Je me sens vide, sans ressort, sans appétit. Peut-être le fruit amer de cette année scolaire catastrophique ? L'impression d'avoir complètement raté mon envol sans même être au clair sur l'amerrissage. Et que peuvent y changer des vacances d'été ?

J'ai commencé ce soir par feuilleter mes anciennes chroniques dans le cahier XLII. Etrange impression : était-ce la même personne qui les avait écrites ? Un an plus tôt, Il n'est question que d'un don Quichotte exalté, d'un fantomatique Messire déguisé en Assomptionnette, de parties de pêche complètement ratées… Quels enfantillages ! Je courais aussi par monts et par vaux pour aller déchiffrer le latin des pierres tombales ! De la curiosité certes, une intelligence en éveil, mais n'était-ce pas une manière frénétique de meubler le temps et de me persuader de mon esprit supérieur ? Quelle vanité ! Et cette façon d'avoir souligné, d'un trait de plume appliqué, la sotte prophétie de sœur Léontine : « Voici notre futur petit marin ! »

Retour au présent, à ce fugace présent. Avant dîner, un peu après huit heures, nous avons assisté Cécile et moi à un coucher de soleil sur la Bresse, sans aucun doute le plus saisissant qu'il m'ait été donné de contempler. Oui, décidément, je ne m'en lasse pas. Tandis que le clocher de Ruffey égrenait à la brise son Angélus en notes graves et antiques, tandis que la machine à battre le blé ronronnait au loin du côté de Quintigny, le soleil – devenu semblable à une énorme lanterne vénitienne cramoisie - coulait peu à peu derrière le clocher de Villevieux, dans le décor d'une Bresse en demi-teintes. Le temps paraissait suspendu, fragile, et néanmoins la course solaire, même impalpable, était bien réelle. De cet inéluctable déclin se dégageait une émotion, si intense, si poignante que ni Cécile ni moi n'étions capables de proférer le moindre commentaire. Quand la Nature m'étreint et me séduit, si fort que mon cœur cogne, j'ai le réflexe de m'effacer, de me recueillir et d'entendre au plus profond Sa voix. Une voix aussi réelle que moi, que mon cœur, que ma gorge qui s'assèche, que mes yeux qui bêtement s'embuent, une voix à laquelle on ne réplique ni de résiste. Une voix insidieuse et tendre, toujours la même, toujours multiforme : j'ai, je crois bien, ce don (héréditaire ?) de faire parler les choses plus que les êtres : souffle obsédant de la moissonneuse-batteuse, plaintes des tilleuls dans la brise, susurration monotone de la Dheune au pied de mon saule… Ce soir, couronnement de tout, le soleil s'est noyé dans son sang. Ce n'était pas une agonie, plutôt un cérémonial majestueux, une parade devant deux enfants éblouis qui avaient le don et le privilège de s'arrêter et de prendre leur temps, de calquer leur propre temps sur celui du Roi Soleil, d'assister à son Grand Coucher. Mais sans courtisans, en toute intimité. Et le silence même de Sa Majesté était un message, à la fois puissant et doux, infiniment doux, le timbre du sage Sarastro convoquant l'humanité entière, au-delà d'une cour versatile et tapageuse. Et voici quel était le message de la voix pourprée que j'ai entendue, presque distinctement, tout au fond de moi : « Tout persiste. Je m'efface pour renaître demain. Rassurez-vous ! »

Nous sommes redescendus vers le château sans dire un mot. Je ne sus pas ce que Cécile avait ressenti et j'en fus un peu déçu. J'eusse aimé peut-être que ma sœur me murmurât la confidence de Lucile : « Tu dois peindre tout cela, René, tu le dois… » Mais Montclairgeau n'est pas Combourg et nous n'avons pas entre nous ce genre de complicité. J'ignore même si ma sœur connaît ou non mon labeur de chroniqueur. Mais rien n'aurait pu me rendre indiscret, rien non plus – pas même ces lignes maladroites contre le trait rouge marginal – absolument aucun mot n'aurait su traduire mon propre émoi, mélange de désespoir sans fond et d'invincible courage. Car je veux bien me rassurer, Messire Soleil, mais comment ?

Avant de gagner ma chambre pour me changer avant le dîner, je suis resté très longtemps, trop longtemps, planté devant la Marine de Guerre. En fait, mes yeux étaient encore aveuglés et mon esprit désormais complètement vide. Je me sentais sonné. Juste une sidération : est-ce donc ainsi que vivent et meurent nos héros ? Ce tableau m'a redonné un sacré coup de cafard… je ne sais décidément plus ce que je veux ni ce que je vaux. Mais puisque demain mes pas me ramènent à St Loup, terminant cette chronique avant de rassembler mes bagages, je me plais à redire, sourire aux lèvres (puisque, je dois en convenir, toute consolation religieuse s'est bel et bien éloignée de moi)… bref, j'ai aimé cette oraison de Bon Papa l'an dernier et je martèle joyeusement son incantation pour me donner du cœur à l'ouvrage : «Sainte Marie, roi du Loup, bridez le loup ! Sainte Agathe, liez-lui la patte ! Saint Loup, tordez-lui le cou. ».

Et j'ajoute, le plus sérieusement du monde : « Sacré St Loup, tords le cou à ma peur et intercède pour moi ! »


SUITE ET FIN VENDREDI PROCHAIN