Voici une scène réellement tragique que l'on m'a contée. La grève des postiers a été déclarée ce jour-là. Parmi ceux qui télégraphient tout de même, le chef remarque bientôt un jeune employé, connu comme très laborieux et très raisonnable, et qui par son visage, par ses gestes, manifeste la plus vive émotion. Le chef, qui est un brave homme et qui aime le travail bien fait, s'approche et lui dit : « Que vous arrive-t-il ? » L'autre répond : « Je sais que je suis un lâche et un traître ; voilà ce qui m'arrive. » « Mais non, dit le chef, vous êtes un homme raisonnable. Vous comprenez bien que les révolutionnaires vous tendent un piège. Vous savez bien, vous voyez bien que la plupart des employés sont à leur poste. Vous voyez clairement où est votre intérêt ; vous voyez aussi où est votre devoir ; faites-le courageusement et simplement. Soyez un homme. »

Le postier dit : « Oui je connais mon devoir. Oui je veux être un homme. Voilà justement ce que j'étais en train de me dire. Il y a des hommes en ce moment qui comptaient sur moi, qui comptaient sur mes promesses, qui luttent pour moi, pour nous tous. S'ils ont tort ou raison, je n'en sais plus rien ; mais je n'ai pas à délibérer là-dessus. Il n'y a plus de solidarité si chacun pense à soi. Et si les autres, là autour, oublient leur devoir, est-ce une raison pour que je l'oublie ? Non. Je gagnerai mon pain autrement, et il me semblera meilleur. » Il s'en alla. Il est révoqué.

Vivement remué par ce récit et tourmenté de mille scrupules, j'allai trouver l'illustre Cérébrof, qui professe la Morale à l'école des Hautes Etudes. J'arrivai comme il pliait ses notes, et invoquait, pour finir, la Solidarité comme règle suprême de nos actions.

Je lui contai l'histoire, et lui dis : « Voilà un héros qui s'immole à la Solidarité. A-t-il tort ? A-t-il raison ? » Cérébrof se gratta l'oreille et assura ses lunettes sur son nez. « On peut se tromper, dit-il, sur la Solidarité. »

« Mais, lui dis-je, celui-là ne se trompe point. Les postiers sont tous soumis aux mêmes règlements. Ils ont tous les mêmes intérêts ; ils sont solidaires, c'est un fait. »

« Oui, dit Cérébrof. Seulement il ne faut pas jouer sur les mots. Il y a solidarité et solidarité. Les postiers sont solidaires aussi avec nous tous ; ils forment société avec nous tous. Lorsqu'ils se mettent en grève par esprit de Solidarité, ils manquent à une solidarité plus haute. »

« Plus haute ? lui dis-je. En quel sens, plus haute ?

- « Plus étendue, dit Cérébrof. »

« Il faut donc, lui dis-je, compter les individus. Mais s'il se dit solidaire de tous les salariés en France et hors de France, que lui répondrai-je ? »

« Il faut dire, répliqua Cérébrof, Solidarité conforme à la Raison. »

« Bien, lui dis-je. Cela me plaît mieux. Mais s'il y a plusieurs solidarités, et qu'il faut suivre la plus raisonnable, ce n'est pas la Solidarité qu'il faut suivre, c'est la Raison qu'il faut suivre. »

« Et qui en doute ? dit Cérébrof.

« Vos auditeurs, lui répondis-je. Car vous leur chantez que l'individu n'est pas seul juge de ses devoirs. Et vous venez de me dire, à moi, que la Solidarité pose un problème, mais ne peut le résoudre, et que chacun doit, en toute sincérité, le résoudre par sa seule Raison. Le précepte suprême serait alors : pense pour le mieux, et agis comme tu penses ; suis la Solidarité si elle te semble juste et raisonnable ; sinon, repousse-la du pied. »

« Cette discussion, dit Cérébrof, est très intéressante. Mais vous m'excuserez. J'ai un train à prendre. »

Il s'en alla.

20 mai 1909


Alain, Propos d'un normand, 1906-1914, III, Gallimard, 1955.

[Ces Propos ont tous été écrits pour la Dépêche de Rouen]