SCÈNE 11


Julius et Raphaël entrent au salon. Ils vont s'asseoir. À peine assis, Julius interpelle Raphaël.

JULIUS - Pourquoi n'aimes-tu pas mon Chaïm ?

Raphaël a sursauté.

RAPHAEL - Votre quoi ?

JULIUS - La statuette sur la sellette. J'ai remarqué plusieurs fois que tu lui jetais un œil noir. Moi aussi, j'“imprime”, sais-tu. Méfie-toi, Raminagrobis ne dort que d'un œil ! (une pause) Vois-tu, je tiens beaucoup à cette statuette. En fait, ce n'en est pas une. Plutôt une sorte d'urne en terre. Chaïm, c'est le prénom du sculpteur, plus exactement de son père, et, en hébreu, cela signifie la vie. Alors, tes impressions, fils ?

RAPHAEL - Euh…Franchement, je peux rien en dire… Juste un sentiment de malaise. C'est peut-être génial mais… Cette tête aveugle, cette main qui sort de cet amas de terre, je ne sais pas… je trouve ça très violent… Et en même temps, l'œuvre me laisse froid. C'est une œuvre glacée, un truc qui est sans doute plastiquement très réussi, mais qui pue la mort !

JULIUS - Jeanclos, mortifère ! Jeanclos, c'est le nom du sculpteur. Très précisément, Georges Jeankelowitsch. Mais non, c'est tout le contraire pour moi. J'y vois l'émergence de la vie. Regarde, Raph, regarde mieux. Tu peux t'approcher, vas, vas, plus près… (Raphaël s'approche de la statuette). Ces bandelettes croisées, ces lanières qui ligotent, entortillées, entremêlées… tu vois ?… c'est une gangue de souffrance. Comme un œuf de mort, tu as raison. Non pas un œuf lisse, un œuf crevassé, gercé de douleurs. Mais regarde, là, le crâne qui émerge, ces frêles doigts qui enserrent le front, des doigts de bébé, c'est la vie, la vie qui pousse. L'œuf va éclore, la vie jaillir… Ressens-tu cela ?

RAPHAEL - Oui... peut-être… En fait, c'est peut-être pas si morbide que ça. (Raphaël vient se rasseoir)

JULIUS - Bien sûr que non ! Mais on ne peut pas dire, je te le concède, que ce soit très guilleret ! C'est la vie, la mort, la vie et la mort mélangées… inextricablement. Ce sculpteur n'a appris que très tard le malheur qui a frappé sa famille, la déportation, les camps, son jeune oncle jeté vivant dans un puits… Ses parents ont dû franciser leur nom. On ne parlait jamais du passé. Alors, il a tout oublié, ses racines, son nom, sa judéité et puis… peu à peu… grâce à la terre, grâce à son art… il s'est souvenu, il a repris vie. Comprends-tu cela, Raph ? L'argile est devenue sa mémoire vivante, qu'il pétrit sans cesse. C'est pour cela que ses œuvres sont à la fois glacées et ardentes, la souffrance et la joie, Auschwitz et la Terre Promise… Auschwitz, ça te dit quelque chose ?

RAPHAEL - Bien sûr, Julius, je suis pas complètement taré ! Tout le monde connaît. Vous voulez dire qu'avec ses sculptures, il assume sa propre vie…

JULIUS - C'est tout à fait cela. Et il assume et il signe son passé, il se réconcilie… D'ailleurs, si tu as bien observé, tu as vu l'inscription sur l'urne. Non ?

RAPHAEL - …

JULIUS - Les lettres du mot Chaïm sont gravées sur l'œuvre. C'est le prénom du père. Georges Jeanclos enferme son père et beaucoup de lui-même dans les urnes qu'il façonne. « Façonnait », puisqu'il est mort hélas… (Songeur) Sa cellule familiale a été massacrée et fossilisée, elle peut germer à nouveau. Comme la carapace d'une graine qui éclate…. ça pousse à l'intérieur, avec le coude, le pied, la nuque, un doigt… Incroyable ! Vois, ce dormeur, on jurerait qu'il va s'éveiller ! (Raphaël s'avance pour observer la statuette de plus près.) Mais tu as l'air bizarre, on dirait que tu ne m'écoutes plus…

[ RAPHAEL - Si, si… En fait, je voulais vous poser une question.

JULIUS - Encore ! Toujours ta curiosité à l'affût !

RAPHAEL - Vous m'avez beaucoup parlé de votre sculpteur, de son histoire, des camps de la mort… Est-ce que vous êtes… est-ce que vous êtes juif, Monsieur Julius ?

JULIUS - Moi ? Juif ? Quelle drôle d'idée ! Jamais ! Surtout pas. Ni catholique, ni taliban, pas même hérétique. Rien. Je suis moi. Un point c'est tout.

RAPHAEL - Excusez-moi, je voulais pas vous fâcher… mais on dirait, à voir votre réaction, que c'est une insulte ?

JULIUS - Une insulte ! D'être juif ! Mais qu'est-ce que tu vas chercher ? Et pourquoi je n'aimerais pas les Juifs ? Je n'ai rien contre. Ni pour ni contre. Et précisément, Monsieur le Soupçonneux, cette neutralité est plutôt de bon augure.

RAPHAEL - Je comprends pas.

JULIUS - Vois-tu, Raph, ce qui m'exaspère, c'est l'ostentation. Les signes extérieurs, tous les signes extérieurs. De richesse, de misère… et surtout de religion. Dans ce domaine, ils en connaissent un rayon, je parle surtout des juifs orthodoxes. Mais je pourrais te dire la même chose des popes barbus ou du pape avec ses oripeaux dorés. En fait, ce ne sont pas leurs rites, le Talmud, le folklore, qui me gênent. C'est leur prétention… leur élection… cette croyance, cette prétention d'avoir été mis à part, d'avoir un Destin.

RAPAHAEL - Mais ils ont souffert…

JULIUS - Des millions d'êtres ont souffert ! Dans le monde entier et aussi à Sabra et Chatila, à Ramallah, à Gaza, j'en passe et des pires ! Des millions souffrent et souffriront. Des femmes, des gosses, des vieillards, des jeunes de ton âge… Encore et toujours. Mais ils n'en rajoutent pas. Ils meurent. Point. L'homme est un loup pour l'homme, c'est entendu. Lupissimus ! Pas de quoi en faire une pièce montée. Ni messianisme ni Histoire Sainte. Quel orgueil ! Même sous leur humiliation, il y a toujours cet orgueil qui sourd…

RAPHAEL - Mais vous êtes raciste monsieur Julius !

JULIUS - Moi, raciste ! Tu n'y comprends rien, Raph, tais-toi, tais-toi ! (Julius sort de ses gonds, menace Raphaël de sa canne.) C'est toi qui assènes des insultes, pire, des insinuations, et tu me sors des clichés ! Raciste, moi ? Et homophobe pendant que tu y es ! Et misogyne ! Et anti-yankee ! (Julius se ravise soudain.) Ecoute, mon meilleur ami – le seul qui me reste aujourd'hui – est juif. C'est aussi mon toubib. Un très bon toubib. Il est juif mais il n'en fait pas une affaire d'état, il ne revendique rien. Ni son père ni sa mère ni la Thora ni la Shoah, ni les pogroms, ni les camps, pas même un lopin de terre qu'on lui aurait volé, pas même son précieux prépuce, rien, rien de rien ! Il ne tombe dans aucun des deux travers qui me révulsent : victimisation ou sionisme. Il a sans aucun doute sa propre opinion, sa propre mémoire, mais avant tout il est Robert, un point c'est tout. Voilà les Juifs que j'aime…

RAPHAEL - Mais votre… comment vous l'appelez… le sculpteur ?

JULIUS – Jeanclos. Georges Jeanclos. Où veux-tu en venir ?

RAPHAEL - Votre Jeanclos…

JULIUS - Ce n'est pas "mon" Jeanclos !

RAPHAEL – Bien sûr… mais vous l'aimez un peu comme Robert. D'une autre manière en fait. Comme on aime un artiste…

JULIUS - Oui, son art m'émeut, me fait vibrer. Son destin aussi. Surtout cette façon qu'il a de prier l'argile…

RAPHAEL - Mais il est juif ! Son vrai nom… Son inspiration est juive. Ça se voit, ça se palpe, c'est même gravé dans la terre. C'est un signe extérieur, non ? Et vous me dites que ses urnes ressemblent à une prière alors que vous êtes athée, un vrai de vrai, pur et dur. Alors là, je comprends pas. Vous vous contredites sans arrêt !

JULIUS - Contredisez, jeune homme, contredisez. Notable exception grammaticale. Non, je ne me contredis pas, je suis au contraire très cohérent. C'est toi qui m'embrouilles avec tes soupçons injustifiés, tes arguties. ] (Julius soupire. Il a soudain l'air las.) Mais tu as peut-être raison. La vérité n'est sans doute pas aussi tranchée. Ni la vie ni la mort…



Extrait de “Raphaël ou le dernier été ”, pièce en cours de réécriture (à paraître l'automne prochain in D'AMOUR ET DE MORT Trilogie théâtrale).

[En caractères gras, la partie du texte supprimée dans le texte paru aux éditions ALNA.]


À PARTIR DU SAMEDI 10 JANVIER 2009

ET POUR 8 WEEK-END SUCCESSIFS
- INÉDIT SUR LA TOILE -
UN SEXERCICE DE STYLE BELLINESQUE
SOUS FORME DE FEUILLETON POLISSON
JOUISSIF ET INTERACTIF
EN HUIT ÉPISODES

LES ORAISONS JACULATOIRES
(Fantasia para la siesta)


Un texte à ne pas prendre trop au sérieux
écrit juste pour résister au conformisme et au pessimisme ambiants.
Qu'on se le dise !