BOUSCULADE DE SAINTS EN RUSSIE

Pour prendre la mesure de la ferveur religieuse en Russie, il suffit de se rendre au monastère Pokrovski du quartier de la Taganka, au centre de la capitale russe. A toute heure et par tous les temps, une foule compacte y rend un culte vibrant à la sainte Matrona de Moscou (1881-1952), une guérisseuse aveugle, canonisée en 1999 par le patriarche orthodoxe défunt Alexis II. Apposée sur l'un des murs extérieurs du monastère, son icône fait l'objet d'un rituel fait de signes de croix répétés à l'envi et d'embrassades effrénées, interrompus par le chiffon qu'une femme de service passe de temps à autre sur le verre de l'image sainte.

Les adeptes de Matrona, en majorité des femmes, font la queue pendant des heures pour adresser leurs requêtes à la matouchka (petite mère). En quête de guérison, de protection, de meilleure fortune, les fidèles sont venues de loin pour embrasser l'icône et les reliques de la sainte conservées sous un baldaquin d'or et d'argent à l'intérieur d'une crypte.

Varvara, manteau gris, bonnet enfoncé jusqu'aux yeux, a fait le chemin de Vladimir, à 300 kilomètres de Moscou, pour demander la guérison de son mari, atteint d'un cancer. Derrière elle, Tania, une jeune Moldave, espère retrouver sa soeur, disparue depuis des mois. Elle ne croit pas aux recherches lancées par la police et s'en remet entièrement à la sainte. "Pour avoir un résultat, il faut au moins une quarantaine de visites", prévient sa voisine.

Pour gagner du temps, les habituées du lieu rusent, occupant en même temps les deux files d'attente, celle pour l'icône et celle pour les reliques. Les nouvelles arrivantes prennent d'abord position dans la première file. Elles marquent leur présence en touchant l'épaule de la personne qui précède - "Je suis derrière vous !" -, puis foncent vers la deuxième file où elles répètent la même procédure.

Le va-et-vient entre les deux files est incessant. La confusion règne. "Vous n'avez pas vu la grande femme à bonnet gris qui était devant moi ? ", interroge à la ronde une femme en manteau de vison. "Elle est allée prendre son tour pour la crypte, je suis troisième après vous...", répond une grosse dame coiffée d'une cloche de feutre. "Mais où est celle à l'anorak rose qui était devant ? ", lance une troisième. Dans la crypte, les adeptes se pressent autour du baldaquin. "Ne poussez pas, vous avez le temps, il reste encore plus d'une heure avant la fermeture des portes", proteste une vieille femme.

Le culte rendu à sainte Matrona ne date pas d'hier. A l'époque soviétique, alors que la religion était bannie, la "petite mère" avait ses adeptes clandestins. Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire de se cacher. Depuis l'effondrement du communisme et le retour des valeurs religieuses, l'Eglise orthodoxe est devenue l'institution la plus populaire aux yeux des Russes. Renouant avec sa puissance perdue, elle a réintégré ses propriétés, a récupéré ses ouailles. Selon un sondage de la Fondation de l'opinion publique (FOM) en mai 2007, 70 % des personnes interrogées se déclarent croyantes.

Officiellement séparés, Eglise et pouvoir politique sont indissociables. Les dirigeants russes sont de tous les offices religieux. Dans la nuit du 6 janvier, lors de la célébration du Noël orthodoxe, le président Dmitri Medvedev, le premier ministre Vladimir Poutine et leurs épouses ont été largement montrés en prière dans la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. La cérémonie était présidée par le métropolite Kirill, patriarche par intérim depuis le décès d'Alexis II, le 5 décembre 2008. Un synode de l'Eglise orthodoxe élira son successeur définitif les 28 et 29 janvier 2009.

Rebâtie à la fin des années 1990, la cathédrale du Christ-Sauveur symbolise le renouveau de la foi orthodoxe. Régulièrement, les reliques de divers saints y sont exposées avant de partir en tournée dans toute la Russie. Ce genre de manifestation est très prisée des Russes, qui n'hésitent pas à faire la queue pendant des dizaines d'heures pour embrasser les reliques.

Le culte des saints connaît un essor sans précédent. A chacun le sien : sainte Matrona est vénérée par les Moscovites ordinaires, saint Jean de Cronstadt est populaire à Saint-Pétersbourg, saint Mathieu protège le Trésor public, saint André la marine, saint Elie les parachutistes.

Les troupes du ministère de l'intérieur se sont placées sous la protection de saint Vladimir, celles du ministère de la défense ont choisi saint Georges, le sort des gardes-frontière est entre les mains d'Ilya Mouromets. Le premier ministre Vladimir Poutine vénère saint Nicolas, dont l'icône trône dans son Iliouchine 96, l'avion officiel réservé à ses déplacements.

En décembre 2008, le saint patron des services russes de sécurité (FSB, ex-KGB), le prince Alexandre Nevski, a été sacré "homme du millénaire" à la faveur d'un concours lancé dans toute la Fédération. Aux premières heures du concours, le dictateur rouge Joseph Vissarionovitch Staline caracolait en tête. Au final, le Petit Père des peuples vient en troisième position, après le réformateur Piotr Stolypine et avant le poète Alexandre Pouchkine.


Marie Jégo

Article paru dans l'édition du Monde du 15.01.09.