Dimanche 16 novembre 1919

Congestionné du cerveau et de la gorge, dans un état pitoyable, je me suis dispensé moi-même d'aller à Stan ce matin et me suis rendormi, bien que j'aie hésité longtemps. Cependant, je me sentais vraiment trop claqué et mal en point pour mettre le nez dehors.

Il fait aujourd'hui un froid de loup et la couche de neige n'a pas diminué. Pourtant, le ciel est dégagé et, dès que le soleil se met à briller, on assiste à une rapide débâcle qui s'est poursuivie jusqu'au soir sans que les toitures soient totalement débarrassées de leur épais manteau. Posté derrière la fenêtre, j'ai longuement assisté à ces avalanches en miniature dégringolant du toit de l'immeuble en face, de l'autre côté du boulevard, pour atterrir inopinément sur les passants sans défense. Les rues ne sont plus que boue et eau brunâtre. C'est dans ces conditions météorologiques que j'ai malgré tout décidé de sortir pour entendre une messe basse à la chapelle d'Orléans.

Vers midi, l'oncle Michel, tante Zette, Jean et Claudine sont passés un trop court instant. Entre ces enragés de l'Action Française que sont Jean et Michel, ce fut un beau tapage sur les élections en train de se dérouler.

Après le déjeuner, je suis resté bosser jusqu'à cinq heures, allant ensuite retrouver Claudine et Jean qui m'avaient invités chez leurs amis. On donnait une sauterie-leçon sans façon en l'absence calculée des parents. J'y ai retrouvé, outre Yvonne et Simone déjà connues, un frère d'Yvonne, ami singulièrement familier de la petite Claudine, ainsi que les deux Lefèvre. Après-midi assez classique en somme, nous étions une douzaine. Nous passâmes le temps à danser et à chanter, parfois les deux à la fois. C'était un beau charivari. Peu de flirt visible comme si la température peu clémente et la neige sur Paris avaient pétrifié les ardeurs. En fait, l'ambiance était plutôt à la gaudriole, avec ces relents de vulgarité qui ne me mettent guère à mon aise. Ce gros balourd de Lefèvre a beuglé d'une façon grotesque et vraiment inesthétique. Il aurait voulu caricaturer les romances d'amour qu'il ne s'y serait pas pris autrement. Mais il était sûr de lui et conquérant et les filles gloussaient de plaisir. Un jeune homme, que je voyais pour la première fois, s'est essayé lui aussi à la chanson. Il paraissait timide, et sa voix, guère puissante et peu assurée avait toutefois un velouté rare et surtout une grande expressivité. Lui, ne faisait pas son numéro ! Je n'ai pas eu hélas l'occasion de l'aborder car il s'est éclipsé assez vite pour une raison que j'ignore. J'ai dansé avec toutes les demoiselles, sauf avec cette coquine de Claudine qui minaudait chaque fois que je m'approchais de trop près. J'ai même été, une seule fois fort heureusement, l'espace d'un paso-doble, le cavalier de la grande dinde de Lefèvre, aussi commune que son frère. Néanmoins, tout compte fait – bien qu'il n'y ait pas eu de vrai contact ni de déclic sentimental – je me suis assez amusé. J'étais plutôt satisfait de mes prestations sur la piste improvisée mais, tandis qu'au retour je marchais sur le trottoir, veillant à ne pas glisser, je ne pouvais m'empêcher de ressentir une certaine déception, comme si la fête trop convenue avait été bêtement gâchée : les G*** s'étaient encanaillés d'étrange façon, ces Lefèvre sont de francs roturiers et même Jean, pour qui j'ai beaucoup d'estime, avait perdu en quelques réparties trop lestes le peu de chic qu'il aurait pu conserver. Au milieu de notre tribu échevelée, seul l'inconnu à l'allure vaguement hispanique et au timbre de voix si émouvant, offrait quelque chose d'inédit, une sorte de pureté ou de sincérité désarmantes. Le malheur avait voulu qu'il s'éclipsât trop tôt, ou plutôt la sagesse : je ne rentrai pas tard et m'échinai sur mon devoir de math bien après minuit.

Lundi 17 novembre 1919

Cafard incurable, non seulement le matin avant de partir à Stan, mais durant toute la journée. J'essaie de donner le change et je souffre d'autant plus cruellement que ma tristesse est rentrée, comme indurée. Le censeur n'a pas voulu admettre que j'avais eu un motif sérieux pour m'absenter la veille. Ma grippe d'opérette avait, selon lui, un autre nom : l'indolence ! Résultat : 200 points à payer. La fureur de cette injustice et la prise de conscience renouvelée de l'absurde mentalité qui règne ici n'ont pas été pour rien dans mon dégoût des heures précédentes.

Cependant, enfin une bonne nouvelle : l'escrime est en progrès certain. En gymnastique et maniement du fusil également. Peut-être, à défaut d'être pendu dans les drisses, finirai-je en succulente chair à canon !

Le dégel s'est poursuivi toute la journée. Le soir, on pouvait constater qu'il n'y avait plus la moindre trace de neige à Paris. Le temps s'est donc singulièrement adouci.

Le grand événement de la journée a évidemment été les tout premiers résultats des élections législatives du 16. C'est la victoire écrasante des partis modérés, nationaux, républicains et progressistes, en particulier le triomphe du Bloc national sur les socialistes unifiés. Ces derniers, chutant de 114 à 55, perdent piteusement une cinquantaine de sièges. Même dans les banlieues parisiennes, malgré des centaine de mille de suffrages ouvriers et grâce au jeu bizarre de la nouvelle loi électorale et à l'incompréhensible mais providentiel quotient, pas un seul bolcheviste unifié a passé : Longuet, Renaudel, Mayéras, Brizon et j'en passe, tous les demi-boches sont coulés. « C'est à pleurer de joie ! » a déclaré Daudet et, ma foi, nous étions bien prêts de le faire en cour de récréation lorsque, à une heure, Madelin nous a apporté La Presse de Paris où éclataient les résultats en gros caractères.

Quant à la Démocratie Nouvelle, elle est battue, l'Action Française aussi. Paris n'a élu que trois des siens dont Daudet. Dans le Jura, pour les trois sièges à pourvoir, les électeurs ont choisi deux conservateurs et un radical. Dans la Côte d'Or, Barabant est battu, c'est encore un conservateur qui passe en tête. Tout le reste est à l'avenant. On ne pouvait en croire ses yeux. Jamais on n'avait espéré un pareil triomphe de l'ordre et du nationalisme en France. Ce soir, dans les couloirs de St Lazare, on s'arrachait les éditions successives de La Presse de Paris !

Mardi 18 novembre 1919

C'est confirmé, le temps est redevenu plus clément et avec lui, mon rhume. Cependant, voilà qu'il pleut et que j'ai à nouveau le cafard : tous mes efforts sont récompensés à rebours. Jamais les cours ne m'ont paru si fastidieux. Jamais, je le crains, je ne parviendrai vivant à l'Ecole Navale ou alors, le reste de l'année scolaire sera pour moi un martyre. Encore sept longs mois ! Jamais, j'en ai peur, je ne pourrai tenir.

Paris, le 22 décembre 1919

Ma chère maman,

Un mot à la hâte avant de me coucher pour répondre à votre si gentille lettre. Et d'abord une supplique : pourriez-vous désormais conserver les quelques lettres que je vous écris ? Je crois que vous le faites déjà, tant il est naturel à un cœur de mère de tenir, serrées par un ruban, les bribes où palpite, si piteuse soit-elle, la vie d'un grand fils. Rassurez-vous, je ne vous fais pas cette demande par sotte vanité. Mais, voyez-vous, je sens que je n'aurai désormais ni le temps ni la force de tenir régulièrement mon journal. Je vous ai parlé une fois ou l'autre de mes chères chroniques – mais je répugne à lever le voile, vous le savez, sur cette étrange et pourtant vitale habitude qui déplait tant à l'abbé Peautonnier. Je me demande ce qu'il redoute tant, sans doute un excès d'introspection romantique. Bref, comme je risque de perdre le fil de ma vie, du moins conserverai-je grâce à votre affection quelques traces en collant ici et là dans mon cahier ma correspondance avec vous. Je vous remercie à l'avance de cette attention et s'il s'avère que vous craignez que je vous dérobe ces misérables reliques, rassurez-vous, chère maman, je les recopierai fidèlement l'été prochain lorsque je mettrai un peu d'ordre dans mes volumineux recueils. C'est du moins ce que j'ai décidé d'entreprendre puisque je dois à tout prix faire le point sur moi-même et ne pas perdre le fil déjà ténu de mes jours.

Je ne sais pas ce qu'a pu vous dire l'oncle Léon concernant mes difficultés à Stan, mais elles ne viennent pas du fait que je suis externe. Evidemment, je le reconnais, il y a des soirs où je peine à m'isoler boulevard Pereire. Au collège, c'est pire : les études sont si troublées et si bruyantes qu'on y a autant sinon plus de peine à se concentrer. Les pions ne sont pas là pour apaiser nos difficultés, loin de là. Non, mes difficultés – on ne cesse de me le répéter ici – viennent d'un manque d'éducation mathématique. Qu'est-elle au juste ? On ne m'en dit pas davantage. Peut-être l'enseignement de M. Cernesson en 1915 aurait pu me conduire sur le bon chemin s'il avait pu être poursuivi. Ce ne fut guère le cas ensuite à St François…

Mes difficultés viennent de ce que des leçons bien apprises sont ensuite mal exposées au cours de leur récitation ou que la mémoire me fait alors brutalement défaut. Je ne m'explique pas cette sorte de distorsion cuisante, ce hiatus incompréhensible entre ce qui est intériorisé et ce qui est publiquement restitué. Et comme ici la forme prend le pas sur le fond, c'est à désespérer. Je sens au fond de moi que je « sais », que j'ai compris, même si je peine tant par ailleurs à résoudre des problèmes ahurissants d'ineptie, des mystères trigonométriques, du charabia algébrique. Ah ! comme ma pauvre tête me fait souffrir lorsque je me penche durant des heures sur ces stupides hiéroglyphes. Alors, chère maman, n'est-il pas normal qu'au bout d'un certain temps je m'exaspère et me révolte ? Et plus je m'applique à faire un devoir de math, moins le professeur s'en déclare satisfait, comme si une malédiction pesait sur moi, comme si le pauvre Paul n'était qu'un doux rêveur juste bon à courir la campagne ou à aller pécher des carpes ! Tout cela parce que j'eus un jour l'imprudence de parler ici de mes bonheurs simples : ma bicyclette et mes parties de pêche dans la Dheune !

D'ailleurs, pour en revenir à l'historique de mes études, ma dernière année à St François, quoique j'y fusse pensionnaire, s'est soldée par un échec : les mêmes souffrances, les mêmes déceptions lorsqu'on se mit à faire des mathématiques spécialisées. Souvenez-vous de ce que je vous écrivais alors ! Je ne m'en tirais déjà que très difficilement avec, il est vrai, la faculté de copier sur mes camarades, je l'avoue aujourd'hui, pratique courante mais inintelligente puisqu'elle ne donne rien au moment de l'examen. Mais le bachot et l'Ecole Navale, ce n'est pas précisément la même chose, n'est-ce pas ? C'était parce que j'avais réussi mon bachot, quoique ayant raté en partie l'épreuve de math, que j'étais si fier de moi à l'écrit. J'ai déchanté ensuite. En somme, chère maman, et je vais être très franc avec vous ce soir : je crois absolument inutile de faire le gros sacrifice de me mettre pensionnaire à Paris. Je connais vos difficultés actuelles et je ne veux en aucun cas les alourdir. En tout cas, il faut savoir auparavant si je suis réellement capable de réussir en mathématiques. L'oncle Léon parle déjà de leçons particulières. Et puis, je ne dois pas me le cacher, il y a la question morale : si je suis pensionnaire, je crèverai de misère à Stan, je vous assure, n'ayant pas un seul instant à moi de la journée, aucune distraction exceptées ces études arides qui m'abrutissent et me répugnent. Toute ma vie de jeune homme ne peut pas se jouer entre ces murs vingt quatre heures sur vingt quatre ! Bien entendu, si le Supérieur de Stanislas vous disait que j'ai toutes les chances de réussir en me mettant pensionnaire, je me constituerais prisonnier sans protester.

Vous concluez votre lettre en m'ouvrant une hypothétique oasis : la perspective d'une fugue à Montclairgeau si je rentre pensionnaire en janvier ! Ne pourrait-on l'envisager même si je ne deviens pas pensionnaire ? Ce serait en tout cas un grand repos pour moi, surtout en ce moment avec la reprise des grippes infectieuses à Paris. Mais décidez ce que vous voudrez. En tout cas, si c'est oui, il faudra vite m'envoyer un peu d'argent pour le voyage.

Sur cette espérance, je vous souhaite le bonsoir. Je meurs de sommeil et cette lettre m'a fait veiller une heure de trop. Je vous embrasse tendrement. Ne vous faites pas trop de tracas à mon sujet, quoique ma situation ne soit pas très rassurante et que je m'en fasse beaucoup moi-même.

Paul



A SUIVRE