L'église Notre-Dame est un vaste vaisseau à trois nefs et son chœur sous le transept comporte à l'arrière des chapelles rayonnantes, mais le style m'en a paru assez confus. En fait, on jurerait une église commencée dans le style français avec des réminiscences de roman bourguignon dans le chœur et les chapelles latérales. La voûte, par contre, et les gros piliers de la nef centrale sembleraient finis ou refaits durant la Renaissance. Bref, c'est bizarre, très piquant pour la sagacité, pas du tout déplaisant au demeurant car cette apparente hétérogénéité n'enlève rien à la grandeur de l'ensemble. À l'arrière du chœur sont creusées de nombreuses chapelles que j'examinai une à une. Celle qui est près de la porte d'entrée m'a semblé la plus originale avec ses vitraux en grisaille, des restes de fresque hélas fort dégradés, quelques inscriptions latines que je réussis à traduire assez facilement, enfin de massives pierres tombales. Mais le plus remarquable dans cette église, ce sont sans conteste de splendides tapisseries flamandes ornant le pourtour du chœur. J'ai eu la chance et l'insigne honneur qu'elles aient été exposées en l'honneur de la fête mariale de l'Assomption sans qu'on eût encore songé à les ôter. Quelle merveille ! Les tons m'en parurent si vifs, si chatoyants que ces étoffes semblaient avoir été tissées la veille. Un travail somptueux qui fait le bonheur des yeux par sa vivacité et son harmonie. J'aurais volontiers fait monter vers la voûte quelque hymne d'action de grâces mais je me sentais sans voix et passablement tiède dans ma ferveur chrétienne. Seulement une impression de paix intérieure, de ravissement tranquille sans doute accentué par la lumière du soir et les buissons de cierges çà et là disposés. En place et lieu de psaume, adossé à un pilier, je marmonnais l'incantation du grand Charles, que je sais évidemment par cœur du début à la fin : « J'ai longtemps habité sous de vastes portiques que les soleils marins teignaient de mille feux et que leurs grands piliers droits et majestueux rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques… »

Ivre de couleurs et de ces sonorités magiques, je sortis de Notre-Dame presque en titubant. Les teintes de la cité avaient changé, ses contours s'étaient adoucis car il était près de sept heures. Il fallait me hâter puisque j'avais encore de la route à faire et que Rossinante devait piaffer d'impatience sous son porche. Regagnant d'un bon pas la place Carnot, je fis dans la rue commerçante précédemment remarquée l'achat de quelques cartes-postales. J'eus de la chance, car le boutiquier s'apprêtait à fermer. Et c'est d'un cœur léger, avec un plaisir infini, que je me retrouvai en selle. S'il n'avait pas été si tard, j'eusse encore flâné et siffloté en pédalant mollement. L'air était doux, je quittais une obscure ville provinciale déjà presque somnolente pour recouvrer la pureté et la liberté de ma campagne. Les regards de ces citadins, par ailleurs blasés de toutes les merveilles que leur cité recèle, m'avaient semblé à la fois presque trop insistants à mon égard et en même temps vides, d'un vide dépourvu de noblesse. Des épiciers, des clercs embusqués, un mendiant grognon, et quelques donzelles prétendument sportives ou s'étourdissant au plaisir des emplettes d'une manière superficielle… Sans doute étais-je trop sévère, presque injuste, mais l'harmonie de l'église transfigurée par les vers entêtants de Baudelaire m'avaient rendu toutes choses plates et dérisoires, sans aucun éclat. Seul trouvait grâce à mes yeux ce bocage bressan que je parcourais à présent en sens inverse, m'alanguissant aux derniers feux du couchant tandis que quelques diamants minuscules piquetaient ça et là les cieux. L'air était doux, encore tiède et Rossinante plus fringante que jamais. Elle caracolait sans efforts, malgré les ornières du chemin provoquant dans le guidon et surtout dans mes reins une trépidation de forte amplitude. Il n'empêche, je me sentais insouciant et presque aérien, l'âme pour une fois comblée à l'approche du soir.

Je conclus brièvement cette chronique. Je n'ai pas envie, même en résumant, de narrer le reste, les retrouvailles, les questions oiseuses, le repas, la dispute entre Geneviève et Madeleine, trop de trivialité domestique. J'étais si impatient de rejoindre ma chambre, la fatigue a été un bon prétexte. Calme et solitude après tant de presse. Le silence, quel havre ! Je me sens plutôt las ce soir, c'est bien vrai, mais d'une lassitude saine, presque rassasiante. Mon moral en est comme requinqué, surélevé par toutes ces choses artistiques contemplées ainsi que ces mille curiosités qui m'ont follement diverti au travers des places et des rues, malgré cet esprit critique exacerbé qu'il me faudra bien tout de même corriger. Et malgré maintes et maintes déceptions depuis le début du mois, j'ai en m'endormant (je dors déjà assis, le nez sur mon cahier !) une pensée émue pour ce village de St Loup que je suis à la veille de quitter. Ni mer ni exotisme bien sûr, ni tapisseries chamarrées, ni flots bleus roulant sur l'île Bourbon, rien à voir avec la route des Indes - dans mon trou perdu, le Poète se serait morfondu ! -, non, rien de tout cela, la calme et plate Bresse, mais certaines impressions, certaines nostalgies font fi de la géographie, abolissent le temps et les saisons. Une étrange vibration relie quelques êtres privilégiés. J'ai éprouvé cette communion tout à l'heure dans la tendresse vespérale. C'est moi qui me sentais quelque part relié ! Etonnamment harmonieux. Et cette nuit, à l'heure des grillons, cette harmonie encore…

J'ai eu, je l'avoue, juste avant d'éteindre la lampe, une pensée poignante pour ma fantasmagorie, mais sans violence ni récrimination, sans âcre regret puisque je m'en vais et point ne reverrai cet impalpable jeune homme, non, juste la caresse des mots susurrés à Notre-Dame, ces quelques rimes fluides qui endorment ma chère folie, l'apaisent, l'accompagnent en douceur vers cette étrange contrée où, novice, je m'aventure en tremblant, crainte ou désir ? je ne saurais dire.

« J'ai longtemps habité sous de vastes portiques…
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir. »



Extrait de « CET ÉTÉ PLEIN DE FLEURS » à paraître pour Noël aux Editions de L'Harmattan dans la collection « Ecritures ».