La puissante figure de Léonard de Vinci illumine son époque Renaissance la bien nommée, de sa grande liberté de pensée. Il domine encore aujourd'hui ses contemporains d'un éclectisme que nourrissait son activité prodigieuse et une exaltation des idées que l'on ne peut que pressentir à défaut de l'avoir vécue. Son œuvre est multiforme car elle suivait les associations souvent rapides d'un esprit éternellement en éveil.

Chacun sait que Léonard est le fils naturel d'un notaire qui le reconnaît, le fait venir à Florence et encourage très tôt ses qualités artistiques. Il entre à quatorze ans dans l'atelier de Verrochio. Bientôt, très lié à Donatello et à Botticelli, il ouvre son propre atelier avant d'être nommé ingénieur de la cité puis expert militaire.L'un des grands paradoxes de Léonard est que son immense notoriété lui vient de la peinture alors qu'on ne lui attribue avec certitude qu'une dizaine de toiles, pour beaucoup inachevées. Il en va de même pour ses innombrables notes et dessins qui, la plupart, sont restés à l'état d'ébauches. On saisit dans le même temps le bouillonnement des idées et la difficulté de « faire œuvre », c'est-à-dire de rassembler sa pensée en une systématique. À sa mort, en 1519, il laisse une somme considérable de manuscrits concernant tous les domaines de la connaissance, à charge pour son disciple et légataire, Francesco Melzi, de les réunir et d'achever ses projets. Les recueils de notes comme le Codex Atlanticus, le Manuscrit Leicester ou les Feuillets de la génération sont alors dispersés, ces derniers entrant dans la collection de Windsor.

À travers ces écrits, apparaissent les deux grandes directions de la pensée de Léonard : comprendre les forces de l'univers et connaître la nature humaine. Il observe, note, dessine, réfléchit et nous laisse d'extraordinaires documents enchevêtrant des croquis extrêmement précis et des notes minutieusement tracées de son écriture régulière qui contient encore aujourd'hui des connaissances cachées. N'ayant jamais appris le latin, Léonard écrivait dans sa langue maternelle, l'italien de la Renaissance, avec des irrégularités et un particularisme orthographique qui en rendent la traduction difficile et parfois incertaine. Ajoutons que Léonard couchait tous ses écrits scientifiques dans une écriture inversée et en miroir, qui en cachait naturellement le contenu mais que seule permettait sa condition extraordinaire d'ambidextre gaucher.

Nous retrouvons cette nécessité du mystère qui accompagne les aventuriers de la connaissance, ceux qui touchent à une matière encore interdite. C'est l'objet des Feuillets de la génération où Léonard représente un monde intime et inouï pour l'époque, sexe masculin, sexe féminin, vulve béante, anatomie du pénis, et puis cette extraordinaire figure d'un coït humain dans son anatomie la plus juste. Il s'interroge sur la physiologie de l'amour et sur un phénomène qui ne laissa pas d'étonner les anatomistes de tous les siècles : quelle est la vraie nature de l'érection masculine ? De quoi est fait ce prodige qui rend les muscles de ce membre « si durs et si puissants au moment de l'acte charnel » ?

Aristote avait donné une réponse définitive qui convenait à la culture classique : sa théorie « pneumatique », qui supposait que les nerfs, fins conduits parcourant le corps humain, étaient remplis d'air (pneuma) et que cet air, venant des poumons, donnait à la verge sa rigidité au moment du coït. En esprit toujours critique, Léonard observe – cf. histoire du mulet –, expérimente (il disséqua les cadavres) et met la théorie à l'épreuve. Il en vient à l'évidence, bien avant ses contemporains, que l'irrigation du pénis est sanguine. Mais comment une telle pensée subversive peut-elle être transmise, sinon par un double système de représentation ? Léonard dessine avec précision la théorie d'Aristote, une tubulure issue des poumons parcourt la moelle et s'abouche à la verge en érection, tandis qu'il consigne très précisément son opinion révolutionnaire dans une langue indéchiffrable : Léonard dessine ce qu'il sait mais écrit ce qu'il pense, la vraie connaissance du sexe est à ce prix. C'est la raison pour laquelle je le veux ici encore comme un médecin de l'amour.

Extrait des Feuillets de la génération (1502-1506) :

« Qu'est-ce qui augmente si rapidement la dimension des muscles (péniens) ? On dit que c'est l'air (pneuma) : et où va-t-il lorsque le muscle diminue avec une telle rapidité ? Dans les nerfs de la sensibilité qui sont creux ? Vraiment, il faudrait une grande quantité d'air pour ainsi grandir et allonger le pénis, et le rendre aussi dense que du bois ; et toute cette grande quantité d'air ne suffirait pas à produire une telle densité… Si tu admets que c'est l'air de ces nerfs, quel est donc l'air qui court à travers les muscles et les fait si durs et si puissants au moment de l'acte charnel ?

J'ai vu une fois un mulet presque incapable de bouger à cause de la fatigue due à un long trajet sous un lourd fardeau, et ayant aperçu une jument, soudain son pénis et tous ses muscles devinrent si turgescents que cela multiplia ses forces… et la jument fut obligée de se soumettre aux désirs du mulet.

(…)
En ce qui concerne le membre viril, lorsqu'il est dur, il est épais, dense et lourd et lorsqu'il est flasque, il est étroit, court et mou. La cause n'en doit être attribuée à aucune addition de chair ou d'air, mais au sang artériel. J'ai vu cela chez des morts, chez des pendus. En plus, on observe que le pénis rigide a un gland rouge, ce qui est le signe d'une abondance de sang ; lorsqu'il n'est pas rigide, il a une apparence blanchâtre. »<
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VINCI, notes et dessins sur la génération et le mécanisme des fonctions intimes, Coll. Château de Windsor, Paris, Rouveyre, 1901.

Philippe BRENOT, Les Médecins de l'amour, Zulma, octobre 1998.