Mercredi 12 novembre 1919

Euréka ! Merveille ! Epiphanie ! Enfin un peu de piment dans ma morne existence ! Je viens de retrouver sous une pile de vieux journaux L'Illustration de juillet dernier. Le fameux numéro consacré entièrement à notre Fête Nationale historique. Nous ne l'avions reçu ni à St Loup ni à Montclairgeau. Je me revois, impatient, nerveux, guettant chaque jour le facteur. Moi qui avais vécu si intensément ces heures, je ne comprenais pas que les Postes fussent aussi chaotiques que peu patriotiques. Et voici que quatre mois plus tard ça y est, pur hasard, alors que je désespérais de retrouver cet incunable… Je palpe le numéro, je le renifle, le feuillette avec ardeur. Avec passion… et déception ! Déjà un arrière-goût de victoire rancie, de triomphe jauni. Est-il possible que ces photographies ne fassent plus rien vibrer en moi, ou si peu ? N'avais-je pas été exalté, emporté par la foule, enivré de gloire et d'uniformes chamarrés ?

Peut-être les commentaires journalistiques n'étaient-ils pas à la hauteur ? Les images trompeuses ? Il est vrai que j'ai parcouru ces pages trop rapidement et dès lors qu'on s'empiffre, le haut le cœur n'est pas loin ! Pour en avoir le cœur net, je viens de plonger dans mon propre journal, à la date du 15 juillet 1919. Mazette, quelle épopée ! Des mots qui courent, explosent, défilent à leur tour… Je relis mes phrases avec avidité, je retrouve intacte ma passion d'alors. Mon écriture est si ardente qu'elle semble par endroits s'irradier de rouge, ma piètre calligraphie devient sauvage et véhémente. Ce n'est pas que je veuille vanter ma prose quelque peu chauvine, mais, ce soir, trop solitaire dans ma chambre, j'ai pu vérifier une nouvelle fois à quel point – lorsqu'ils sont transcrits noir sur blanc – les mots ont un impact magique : soit ils m'enracinent encore davantage dans ma maudite langueur, soit, au contraire, fusant sur la page, ils m'éveillent à la vie, me redonnent volonté et énergie, comme des muscles qui se bandent, comme une peau juvénile devient mordorée aux approches de l'été, après les premières et cuisantes roseurs. Et c'était alors le bel été, l'été de notre première victoire enfin célébrée ! Après tant de douleurs et de ruines… L'été aussi d'un de mes flirts saisonniers. Ma belle amoureuse enfuie… et que je ne devais plus retrouver après mon exil dans le Jura. Quatre mois déjà…

Mais foin de nostalgie, qu'éclatent les pétards, que claquent les oriflammes ! Voici la décision que j'ai prise ce soir, bien qu'il se fasse tard. Ces pages incendiaires, je vais les recopier ici, sur-le-champ, à la suite de mes chroniques d'automne devenues si brèves hélas, si ennuyeusement brèves. Car il me faut de la couleur, du sang chaud, d'éblouissants guerriers portant leur regard clair au-delà de l'Arc tandis que les pas martiaux ébranlent le pavé. Du soleil en plein novembre ! C'est ma victoire posthume et aussi ma revanche : puisqu'on nous a privés hier de l'Armistice, puisqu'on a voulu faire de cette pieuse journée un mardi banal et laborieux, je célèbre moi-même, par mes mots enflammés, ce qui fut notre grandeur, notre revanche nationale, pour moi et pour des millions d'autres français, parisiens et provinciaux réunis, pressés, enchevêtrés, juchés sur leurs échelles tout le long du cortège ! Quel incroyable spectacle ! Je songeais alors à la gloire, à la victoire des fusiliers marins, je croyais encore à mon destin… Oui, je vais transcrire ici ma chronique glorieuse, mot pour mot, sans en rien changer, ni un iota, ni une virgule (seules les fautes d'orthographe que j'espère rares et menues). Et je n'ajouterai à ma dictée aucun commentaire, rien, nulle émotion, nulle péroraison. Les guillemets seront mon point d'orgue. L'ultime gorgée qu'on savoure, la goutte au fond du verre, l'ultime et fragile saveur condensant le nectar. Car, en ces jours de désespoir, c'est bien une médication que je veux m'administrer, un remontant, un alcool incandescent dont je veux m'enivrer. Quelle que soit l'heure tardive où je me coucherai après avoir couché sur le papier les dernières flamboyances de ce 14 juillet (que j'avais oubliées – ô stupeur ! - et que quelques clichés ont suffi à ranimer), cette heure nocturne où, près de ma sœur Cécile, je titubais de fatigue et de félicité, à l'heure où les dragons regagnent leurs casernes, le torse encore bombé par leur mâle prestance si les chevaux sont las et le trot cristallin dans les rues désertées. Moi non plus, pas plus que ce soir-là, je ne fermerai l'œil aujourd'hui, en cette nuit de froidure. Moi aussi, je bomberai le torse. Le front penché, les doigts serrés sur ma plume comme sur une baïonnette, je veillerai, je veillerai avec mes héros, je revivrai leur gloire…

Le défilé triomphal

« Ce jour s'est levé radieux. Il dévoile à l'œil ravi une avenue de la Grande Armé…

[suite du texte sur mon blog du 14 juillet 2008]

Jeudi 13 novembre 1919

Je viens de vivre un événement qui me laissera un souvenir délicat et profond. Ce n'est qu'aujourd'hui - puisque c'était congé - que j'ai pu aller en matinée au Trianon Lyrique, entendre et voir Véronique, court opéra en trois actes de Messager.

J'avoue y être allé avec un certain parti pris de condescendance et de mauvaise humeur. Il faut dire que tante Sophie m'avait tant seriné ! Or, j'ai été absolument ravi par l'esprit pétillant, la musique délicieuse et l'intrigue charmante de cette oeuvre. Tout, jusqu'aux costumes Louis-Philippe si pittoresques, aux gardes nationaux si typiques, aux bourgeois à la Thiers si ridicules, tout m'a été un sujet d'enchantement et de délassement. Mieux encore ; l'héroïne – Lucy Vautrin de l'Opéra Comique - m'a plus infiniment. Quel charme ! Quelle aisance vocale !

Je ne suis sorti de la salle, comme étourdi, que vers cinq heures trente. Malgré une cruelle céphalée, je me suis attelé à une dissertation assommante. Voici le sujet de mon opéra : « Que vous inspire l'Idée de Patrie ? ». Ah ! Si la sémillante Véronique avait pu devenir ma muse ! Hélas, je fus bel et bien seul à patauger et mon amour de la France, pourtant sincère, ne m'a semblé ni lyrique ni convaincant.

Vendredi 14 novembre 1919

J'ai payé cher l'instant de bonheur vécu la veille au Trianon car cette journée ne m'a offert qu'une série de guignes cruelles.

Récitation de la leçon de physique. Quoique la sachant sur le bout du doigt, voici qu'inopinément je perds pied à propos d'un détail obscur du cours. Résultat : 8. Peu après, Delmas m'appelle au tableau pour réciter la leçon de math. Là encore, je savais ma leçon, du moins le croyais-je. J'ai bien démarré puis, à nouveau, sur un détail que j'avais mal saisi – la définition d'une limite –panique et sottise monstrueuse. Pan ! « Zéro pointé ! Vous serez consigné. » Furieux, j'ai osé rouspéter ferme mais mon bourreau n'a rien voulu entendre. Ces deux mésaventures m'ont fait mijoter dans la déréliction tout le reste de la journée. Suis-je donc à ce point nul ? Suis-je donc condamné à me défier de moi-même puisque, coup sur coup, mémoire et sang-froid me jouent de sales tours ? Et cette humiliation devant toute la classe ! Heureusement, le cours d'escrime a bien marché. « Parez, quarte, sixte, contre deux sixte et ripostez ! » Des progrès évidents mais cette consolation ne m'a pas été d'un grand secours : pour la première fois depuis la Toussaint, Paul l'Invincible s'est remis à désespérer de son avenir dans la Marine.

Samedi 15 novembre 1919

Paris s'est réveillé sous une couche de neige quasi antarctique : plus de 20 centimètres d'épaisseur, des masses aussi imposantes qu'invraisemblables dans le paysage urbain. Nous sommes pourtant bien à Paris et à la mi-novembre !

C'était si sérieux qu'en début de matinée les grandes voies de circulation n'étaient pas encore déblayées. Il fallait voir les automobiles bloquées tandis que le métro, sur les lignes à ciel ouvert, était arrêté par suite du mauvais contact causé par la neige entre les balais frotteurs et les rails conducteurs. Le boulevard Pereire et le boulevard Raspail étaient transformés en sites de Laponie tandis que la neige ne cessait de tomber.

Pour se réchauffer, on s'est battu en cour de récréation à coups de boule de neige. Mêlée générale, avec une sorte d'excitation furieuse contrastant fort avec le paysage ouaté et cette sorte de ralentissement général. Il n'empêche, les éclopés ont été nombreux avec promotion d'yeux au beurre noir. Peut-être avais-je réellement besoin, plus que les autres, de me défouler, d'exprimer cette rage muette d'être enfermé ici, la tête en ébullition, le corps confisqué la plupart du temps sauf durant les heures d'escrime. Heureusement, je suis sorti indemne de ces joutes hivernales. Quant à l'exercice du fusil, avec ce froid polaire, il fut pénible tant l'acier de la crosse et du canon paralysait mes mains glacées.

En tout cas, loin de me vivifier, cette météo ne fait qu'accentuer ma méforme suite à mon labeur acharné et à mes nuits blanches de la semaine. C'est tout juste si je n'en bafouille pas et je ne peux consigner les nouvelles du jour qu'à grand peine, d'une manière plate et répétitive qui me consterne. A quoi bon tenir ce cahier de chroniques, à la recherche du moindre repère significatif, du moindre élan salvateur, si ma vie, au lieu de jaillir comme une flèche, ressemble à une piste de cirque où un âne savant tourne sans cesse en rond ?

Demain, journée d'élections. Je ne me sens pas vraiment concerné même si le choc entre le bolchevisme de Longuet et le Bloc National Républicain risque d'être rude. Mais cette fois, il ne s'agira pas de boules de neige estudiantines… Je suis si enrhumé que je n'ai pu aller jusqu'au bout des deux feuilles éditées par « La Presse de Paris » et « La Feuille commune ». Organe de l'ordre contre organe des Bolcheviques, qui va l'emporter ?Suite du feuilleton demain soir au verso, dans « Mes Chroniques, organe du Désenchantement ».


A SUIVRE