[Suite des Chroniques de Paul Siméon – Cahier n°47]

Lundi 10 novembre 1919

Hier soir, une fois de plus, mon devoir de physique m'a fait veiller jusqu'à minuit et demi. Je suis bien trop épuisé pour calligraphier la première page de ce nouveau cahier, comme j'en ai pris l'habitude. Dommage ! Finalement, je me suis couché ce matin vers une heure, éreinté, la tête en ébullition, saturée de chiffres et d'énoncés plus alambiqués les uns que les autres. Mon dernier devoir a été une catastrophe. J'avais naïvement écrit, à propos de l'électrolyse, « L'immense armée des électrons s'est mise en marche… » Hors de lui, le professeur a barré tout la page en ensanglantant la marge d'un énorme « Littérature ! ». C'est vrai, que puis-je rétorquer ? Mais est-ce ma faute si les mathématiques et autres sciences exactes n'éveillent rien en moi et me font m'enfuir au plus vite jusqu'aux confins de l'imaginaire ? Pouvais-je pronostiquer qu'avant de naviguer sous le dais des étoiles, il fallait d'abord ramper sous les fourches caudines d'un tel galimatias ? Ce soir, malgré mon épuisement et la conviction qu'une fois encore ce devoir sera nul et non avenu, j'ai encore assez d'énergie pour me maudire et vitupérer mes propres contradictions. Oui, avant même de m'endormir – si j'y parviens – je suis affolé par les leçons et les colles du mardi, éreinté, hors de moi, anéanti de colère et de crainte, maudissant la vie.

Mardi 11 novembre 1919

Pour l'anniversaire de l'Armistice on espérait, sinon un jour entier, du moins une bribe de congé. Rien. D'ailleurs, cet anniversaire n'a été commémoré nulle part à Paris, sauf dans l'Imprimerie où une grève générale m'a privé ce matin de mon Echo de Paris quotidien. Le métropolitain est toujours aussi défaillant, avec ou sans neige. Je suis arrivé à l'heure de justesse. Nombreux et violents chahuts en étude. Manifestation à la salle de dessin à 11 heures pour l'Armistice. Les prêtres sont intraitables.

Boulevard Pereire, je n'ai eu pour tout souper que deux têtes de rougets ahuris. Tante Sophie ânonne sa partition de Thaïs qu'elle peine à déchiffrer. Certains airs sont néanmoins très prenants et j'envie ces veinards de D*** qui iront à l'opéra vendredi soir. J'avoue avoir un peu de dépit, si peu. Juste besoin de dormir puisque, décidément, le sommeil est la moitié de ma vie qui me guérit.

La pauvre tante Estelle a été renversée par une voiture à bras dont un brancard lui a heurté les côtes. Plus de peur que de mal, mais elle est dans un piteux état tout de même.

Pour moi, je suis fatigué de mon métier abrutissant et monotone. Et pourtant, je dois noter ce soir que durant cette journée, j'ai pu tout raccommoder, tout mener à bien avec une énergie rare. Cette après-midi, en classe d'Histoire, je récite une leçon (non apprise) sur le Ministère Polignac et je chipe un 16 sur 20 ! Je réussis aussi à remettre à temps mon devoir de Physique vaille que vaille terminé. Quatre-heures et demi : manœuvre militaire pour la fête d'Austerlitz et transport de fusils. Angélus à Notre-Dame des champs (ô l'Etoile et sa cloche familière !).


A SUIVRE