La difficulté vient de ce que l'amour ne va pas sans flatterie et sans mensonges. D'abord on veut plaire ; on règle ses discours sur le sourire de l'autre, comme un orateur navigue selon les bravos et les sifflets. Bien plus, on veut aimer, on est heureux d'aimer ; il y des choses qu'on ne veut point voir, et qu'on ne voit point. L'amour, comme disent les poètes, a les yeux bandés.Mais, encore mieux, le désir produit une espèce de délire de tout le corps, qui fait que les plus petites choses nourrissent un plaisir infini ; d'où il vient que nous trouvons sincèrement tout beau, et que nous le disons avec des mots brillants et triomphants, comme le paon qui fait la roue. Toutes les lettres d'amour sont belles. Flatterie engendre joie ; joie engendre flatterie ; cela est sans fin.

Si l'on veut arriver à l'amitié, il faudra pourtant bien passer de la poésie à la prose ; il faudra retirer quelque chose de ces éloges ; il faudra parler franchement et éclairer d'un jour cru le visage et l'âme. Cela n'ira point sans regrets et sans douleurs : « Autrefois, tu n'aurais pas dit cela. » Presque toujours l'orateur revient à ses anciens discours ; il est condamné à répéter son catéchisme. Echapper à cette tyrannie des rites, penser ce qu'on dit, dire ce qu'on pense, c'est tout l'art du pilote dans le mariage. Voilà le cap des tempêtes, qu'il faut doubler.

Or je vois là une difficulté qui n'est pas petite. L'amitié suppose la confiance et la franchise, deux sœurs. On aime son ami pour les qualités qu'on lui trouve, oui sans doute, mais aussi pour les défauts qu'il laisse voir. De là vient la puissance merveilleuse de l'amitié ; on peut s'y abandonner ; on confie souvent à un ami des choses dont on n'oserait pas s'entretenir avec soi-même. Je sens que mon ami est moins sévère pour moi que moi, parce qu'il me connaît mieux que moi ; il est le témoin impartial de ce que j'ai appris de moi-même. La confession des catholiques est un effort pour instituer ces consolations d'amitié… sans l'amitié. Une amitié pleine, voilà le vrai paradis. La conversation ne cesse jamais ; l'ennui ne vient jamais ; les tristesses mêmes sont des espèces de joies. Tel est le port, après les tempêtes de l'amour.

14 mai 1908

Alain, Propos d'un normand, 1906-1914, Gallimard, 1955.

[Ces Propos ont tous été écrits pour la Dépêche de Rouen]