L’AMOUR CANNIBALE
Par Michel Bellin le samedi 18 octobre 2008, 08:43 - Lien permanent
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé… Qu'importe le soleil, je n'attends rien des jours ! »
Cette phrase du poète, tant de fois rabâchée, ne prend toute sa force et sa douceur que lorsqu'elle se vérifie au quotidien. Car les choses sont plus simples qu'on veut bien le dire, et bien moins romantiques. Une fois admis que le passé est définitivement passé et que le futur par définition n'est pas encore et fuit toujours plus loin, ne reste évidemment que le présent. Hic et nunc. Or, quand l'être aimé ne fait plus partie de ce présent, ne l'habite plus, ne l'irradie plus de l'intérieur (même à son corps défendant), il ne reste qu'un présent dévasté, dépeuplé, désenchanté, tout à tour cuisant et insipide. Chaque poète, chaque philosophe exprime ce manque à sa façon, de manière lyrique ou plus analytique. Lamartine a de nombreux adeptes, moi le premier. J'aime aussi le mot de Jouhandeau, écartelé entre sa tigresse et son cher petit Robert dont il ne parvient pas à se déprendre : « Aimer, c'est n'avoir plus droit au soleil de tout le monde. On a le sien. » J'aime aussi le point de vue de François Bacon. Pour lui, l'amitié est un sentiment profond et intime qui s'apparente à la "confession auriculaire". Ne pas avoir d'ami, ne plus en avoir, c'est être un cannibale qui dévore son propre cœur, car l'amitié est l'art d'amoindrir les douleurs et de pulvériser les calculs. C'est dire si elle ne peut s'accommoder ni du silence ni de l'absence… ni de l'insignifiance.
J'ai perdu mon soleil quotidien et ce ne sont pas ses fugaces apparitions qui me consoleront…
Cette phrase du poète, tant de fois rabâchée, ne prend toute sa force et sa douceur que lorsqu'elle se vérifie au quotidien. Car les choses sont plus simples qu'on veut bien le dire, et bien moins romantiques. Une fois admis que le passé est définitivement passé et que le futur par définition n'est pas encore et fuit toujours plus loin, ne reste évidemment que le présent. Hic et nunc. Or, quand l'être aimé ne fait plus partie de ce présent, ne l'habite plus, ne l'irradie plus de l'intérieur (même à son corps défendant), il ne reste qu'un présent dévasté, dépeuplé, désenchanté, tout à tour cuisant et insipide. Chaque poète, chaque philosophe exprime ce manque à sa façon, de manière lyrique ou plus analytique. Lamartine a de nombreux adeptes, moi le premier. J'aime aussi le mot de Jouhandeau, écartelé entre sa tigresse et son cher petit Robert dont il ne parvient pas à se déprendre : « Aimer, c'est n'avoir plus droit au soleil de tout le monde. On a le sien. » J'aime aussi le point de vue de François Bacon. Pour lui, l'amitié est un sentiment profond et intime qui s'apparente à la "confession auriculaire". Ne pas avoir d'ami, ne plus en avoir, c'est être un cannibale qui dévore son propre cœur, car l'amitié est l'art d'amoindrir les douleurs et de pulvériser les calculs. C'est dire si elle ne peut s'accommoder ni du silence ni de l'absence… ni de l'insignifiance.
J'ai perdu mon soleil quotidien et ce ne sont pas ses fugaces apparitions qui me consoleront…
L'isolement
Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur ;
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.
Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu'une ombre errante
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : " Nulle part le bonheur ne m'attend. "
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire;
Je ne demande rien à l'immense univers.
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !
Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire ;
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour !
Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore,
Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi !
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore ?
Il n'est rien de commun entre la terre et moi.
Quand là feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques