Vendredi 3 octobre 1919. Vraie rentrée à Stanislas.

C'est le grand jour. Dès 6 heures moins le quart, branle-bas de combat. Je bondis sur le réveil. Il faut dire que, cette fois, j'étais sur le qui-vive, tant sont fortes ma hâte et mon appréhension. En un clin d'œil, je suis prêt, lavé, rasé, habillé de pied en cap. Et pour mettre toutes les chances de mon côté, rien ne vaut un petit déjeuner plantureux avec l'inévitable cacao, avec ou sans lait chaud.

Dans la rue, je retrouve immédiatement le rituel de l'étudiant chevronné et mes jambes se dégourdissent sans la moindre hésitation : métro, changement à St Lazare, interminables couloirs de la station. Je suis arrivé avec un bon quart d'heure d'avance, mais je dus attendre au parloir pour obtenir mon admission. Dans la section de Marine, d'innombrables figures inconnues mais, heureusement, tous mes fistots de l'an passé étaient au rendez-vous. Immanquable cérémonial des retrouvailles : interjections, bourrades amicales, premières gauloiseries. On est entre garçons, forcément les meilleurs et nous tenons à le faire savoir bruyamment. Je joue le jeu, réellement content de revoir mes condisciples, surtout Penè et Madelin. Il est vrai que nous sommes désormais les « carrés » et ces « infects fistots » à la tête ahurie n'ont plus qu'à marcher droit ! Nous les aurons à l'œil. Moi, j'ai secrètement, une pensée émue pour ces jeunots, si naïfs, si perplexes, presque apeurés. Je me revois en octobre de l'an dernier, je n'en menais pas large…

Notre effectif est de 18. Ce nombre est, paraît-il, trop élevé. Je sens déjà poindre une appréhension à laquelle s'ajoute cette certitude : j'ai bel et bien basculé dans les affres du travail et je vais devoir passer six longs mois sans revoir ma chère campagne. Néanmoins, le piquant de mon « nouveau statut d'Ancien » (très Vénérable Ancien alias T.V.A.) me réconforte et me permet de traverser sans trop de cafard la première heure de classe. La scène initiatique se passe à l'Amphithéâtre. Hélas ! le professeur de Physique, un certain M. Holmer, est nouveau. Sa pédagogie est également inédite et déconcertante : au lieu de dicter posément son cours d'optique géométrique, il cause, commente, fait des digressions, nous laissant prendre arbitrairement des notes. Il prétend vouloir d'emblée tester notre « capacité de conceptualisation et notre vivacité de rédaction ». En ce qui me concerne, c'est raté, je ne me sens ni vif ni conceptuel et, en plus, je suis déjà fâché contre cet Holmer qui joue au moderne.

Première récréation de 9h 30. La matinée est encore fraîche. Soudain, tandis que je traverse la cour à grands pas farouches, un élève m'accroche. L'ami Gaillot ! Nous étions ensemble à St François. Qui se rassemble s'assemble : il est aussi nabot que moi. Il a beaucoup changé, vieilli, mais plutôt en mal : des lorgnons sévères, une coiffure ambitieuse, un teint de papier mâché, bref, la parfaite bobine du mathématicien surdoué ! Mais je ne lui en veux pas, heureux de le retrouver et de bavarder un long moment sous le préau, tandis que les joueurs de football ont déjà repris leurs grotesques gesticulations.

A l'étude de 10 heures, chahut général. Il faut dire que le pion a une tête à déclencher la pagaille ! Je me démène comme un beau diable sans doute pour évacuer la pression qui m'oppresse depuis ce matin. Depuis que je suis très officiellement « carré », ai-je donc l'âme d'un chahuteur ? J'en doute mais d'être indistinct dans la mêlée, confraternel dans la norme, me fait un bien fou.Avec le cours de maths, les choses redeviennent sérieuses. Malédiction ! Le prof a encore changé. C'est un frêle jeune homme, à l'accent bizarre, qui ne chante pas comme celui du pion, froid et métallique au contraire, même si j'apprécie la manière quasi militaire, en tout cas intelligible, dont il dicte son premier cours d'algèbre. Il n'empêche, j'ai un mauvais pressentiment : je sens plus que jamais que la mathématique est ici reine tyrannique et qu'on n'est pas là pour badiner. Autre présage : cet agrégé se nomme Delmas, qui rime forcément avec « hélas » !

Je me suis retrouvé pour le déjeuner au milieu d'une bande des fistots inconnus. Mais, au lieu de garder profil bas, ils se sont mis à prendre de l'assurance, à donner leur point de vue sur tout, à faire les importants. Les anciens ont décidé de réagir sans plus tarder, dès la sortie du réfectoire. Nous coinçons cette bleusaille sous le préau pour commencer à les initier aux mystères du Quart, à la religion du dieu Tsoin (T.S.B. !). Leur docilité fait également partie du cérémonial. « Tu vas souffrir, bizuth, tu vas culer ! Dérotte ! Dérotte ! » Mes camarades ont pris plaisir à salir leurs calots (ce que, personnellement, je réprouve) puis à leur infliger des amendes diverses puisque, décidément, ces « infects fistots » sont doués de mauvais esprit, fait de désobéissance têtue à l'égard des anciens et d'irrespect pour leurs traditions. L'arrivée soudaine du Préfet a dispersé notre troupe mais ce ne sera que partie remise.

Ce qui est compliqué, en ce qui me concerne, c'est toujours cette inquiétude qui remonte sans cesse à la surface. Impossible de noyer ma tristesse ! Ainsi, par exemple, lorsque le carillon de Notre-Dame des Champs s'est ébranlé durant le cours de mathématiques. Pour tout le monde, c'était une distraction, la majorité des élèves ne l'entendit même pas, ni l'impassible Delmas. Pour moi, ce fut un glas. A la récréation également, malgré nos joyeuses représailles contre la bleusaille et la conversation que je pus reprendre avec Gaillot (nous nous étions écartés, lassés de tout ce tapage), j'ai plusieurs fois ressenti, là, dans cette cour de récréation maussade, ma reprise de cafard, sourd, inexpliqué mais si présent. Comme si je me sentais mal, pas vraiment à ma place, au bord d'un précipice dangereux… Une gêne dans les entrailles, une panique secrète, une angoisse profonde me mettant soudain les larmes aux yeux. J'ai même dû alléguer un rhume pour faire bonne figure quand on me héla pour du renfort. En fait, ce qui me blesse, c'est cette morne répétition de tout, cette cruauté larvée, cette absurdité d'un monde qui me brisera un jour fatalement, comme le pot de fer pulvérise le pot de terre. A chaque automne, mon malaise s'aggrave : quand arrive la grisaille, quand je suis en deuil de ma belle campagne, je sens que mon cœur trop sensible est de plus en plus friable, que mon corps me lâche et qu'il n'existe personne sur la berge pour me tendre la main ou même se moquer gentiment de moi. Je l'accepterais ! Même une taquinerie, je l'accepterais, pourvu qu'il y ait entre nous de la connivence. Juste une once de tendresse, un début d'harmonie possible, comme ces cordes de violoncelle qui, même à distance, parviennent à vibrer ensemble. Mais pas cette brutalité de meute, cette niaise suffisance, pas plus la violence morale des Maîtres qui croient savoir parce qu'ils transmettent leur prétendue Vérité, que celle des futurs petits Maîtres qui courbent l'échine et se vengent physiquement sur les plus faibles d'entre eux. Homo homini lupus ! Non, pas loup, c'est trop peu dire, lupissimus !

Je suis resté à dîner au collège et n'en suis parti qu'après 8 heures. Ce sera désormais mon rythme. Avant le repas, nous avons docilement récité la prière du soir à la chapelle. Décidément, je suis bel et bien revenu à la vie de pension, gratin de raves au réfectoire, et brouet de dévotions à la chapelle, avec le Salve Regina comme cerise sur le biscuit. Dans « mon » appartement du boulevard Pereire, où je suis encore seul maître à bord en attendant le retour des propriétaires, je me suis bichonné. Premier objectif : soigner ma grippe. J'ai donc d'abord avalé une infusion de feuilles d'oranger, recette maison qui est infaillible. Oui, les traditions ont du bon, même les coutumes paramilitaires de Stanislas. En somme, avec la joie des retrouvailles - si je veux être purement objectif au soir de cette rentrée - je n'ai guère de raison de me plaindre. J'étais même très en verve au moment du goûter avec mes camarades de flotte ! Méconnaissable. Quel hâbleur ! De nouveau, c'est quand l'Angélus a sonné, que ma belle humeur s'est gâtée : dans le rose du couchant, tel que je l'imaginais, les sons montaient, non du faubourg, mais d'une vieille église de campagne. Dernier soir des vacances, mélopée des batteuses, babil de mes petites sœurs, douce image de Colette… mais cette douceur-là se change vite en souffrance et en regret. J'ignore si cette accorte personne pense encore à moi, j'en doute. Je ne fus peut-être qu'un petit jeune homme décoratif durant ses vacances, décoratif et néanmoins important puisque promis, dit-on, aux plus grandes destinées ! Quelle demoiselle ne tombe pas bêtement amoureuse d'un aspirant ? Le pire, c'est de ne rien savoir et de tout imaginer, tout appréhender. Le pire du pire, c'est d'être seul et sans voix, au milieu de la nuit, avec ce faible écho au fond du cœur, vieux nénuphar fané, alors que ma seule vraie compagne (ou mon Dady lointain), c'est ma Muse, dans le recueil corné que je cache sous le drap, la Douce, la Fidèle, la Compatissante, ma seule Reine qui, loin de l'église, me susurre un rêve familier et me donne un baiser, car elle me comprend, et mon cœur, transparent pour elle, hélas ! cesse d'être un problème… les moiteurs de mon front blême, elle seule les rafraîchit, en pleurant. Merci !

Samedi 4 octobre 1919

Ce matin, je suis arrivé un quart d'heure en retard à cause d'une panne du Nord-Sud. Comme je n'étais pas le seul, on ne m'a rien dit. C'est étonnant comme je me suis vite accoutumé à Stanislas ! Cette seconde journée ne m'a pas paru longue du tout, ni trop triste, malgré la grippe qui me menace sans cesse.

En étude, tout en travaillant, j'ai beaucoup chahuté le nouveau surveillant avec les autres élèves. A l'entendre, Il doit être Corse et son accent fait notre bonheur. En plus, il fait le matamore. « Sachez, messieurs, que si on m'a chargé de l'étude de Marine et de St Cyr, c'est qu'en haut lieu on m'a jugé capable de la tenir, et je la tiendrai ! Bigre de bougre, que ça vous plaise ou non ! » Quels fous rires ! Ce soir, à la sortie du réfectoire, Madelin récite une dizaine de chapelet et nous lui répondons, serrés autour de lui, extatiques. Le pauvre pion interloqué ne sait plus si c'est du lard et du cochon ! Pour finir, au dernier Amen, nous pouffons en chœur et lui, avé son assent, il hurle de plus belle, bonne mère ! Autre détail encore plus réjouissant : maintenant que je suis « carré », je me rallie à la sainte tradition et arbore fièrement mon calot.

En arrivant boulevard Pereire, après avoir dîné au collège, personne à l'appartement. Je comptais y trouver les propriétaires, comme convenu. Mais elles avaient envoyé un télégramme à la concierge pour prévenir qu'elles n'arriveraient que dimanche en fin de journée. Ouf ! Je vais savourer ma dernière soirée de célibataire. A vrai dire, je ne vais pas faire d'extra, si ce n'est une infusion de feuilles d'oranger car la grippe menace. Maudit mal de gorge ! Mais peut-être est-ce d'avoir tant ri ?

Post scriptum : le retour à l'heure astronomique est fixé pour cette nuit.

Dimanche 5 octobre 1919

Premier dimanche depuis la rentrée. Et déjà la fin d'une période : c'est ce soir que s'achève ma popote solitaire au 158, boulevard Pereire. Je le regrette un peu. J'aimais la solitude de cet appartement, et la solitude est chose rare à Paris. A moins que ce soit l'isolement, ce qui n'est pas exactement pareil… Bref, ce soir, les dames réintègrent les lieux, mère et fille. Je vais devoir m'y faire mais je crois être de bonne compagnie, sauf lorsque je suis d'humeur chagrine. C'est un peu le cas aujourd'hui, je le crains : mes sentiments de rentrée sont mitigés et il y a belle lurette que mon enthousiasme de juillet s'est envolé !Ce matin, cérémonial banal en soi, je suis allé communier à la grand-messe à Stanislas. C'est la première fois depuis mon échec de fin d'année que je me remettais dans les petits papiers du Bon Dieu. Bourré de bonnes intentions et repentant de ma longue bouderie spirituelle, vrai Fils Prodigue. Aussi, est-ce animé des meilleures intentions du monde que j'ai assisté à cet office ennuyeux. J'ai aussi écouté, avec une patience d'ange, les chants barbares du chœur paroissial ainsi que le sermon de l'abbé Peautonnier dit Poto. Toujours les mêmes exhortations, abnégation, pureté, courage, persévérance, sursum corda etc. Réconforté malgré tout par ce bain de jouvence spirituelle, je pensais naïvement qu'une journée placée sous de tels augures serait ensuite en tous points remarquable. Il n'en fut rien. Peut-être est-ce le châtiment de ma mécréance si mal fardée en dévotion réchauffée. Je suis décidément incorrigible et il faudra que je mette à profit la retraite de la semaine prochaine pour prendre de bonnes résolutions.

Bref, dès la fin de la messe j'ai dû déchanter car je n'ai trouvé ni l'oncle Henri ni l'oncle Léon. La guigne ! Il m'a fallu m'entasser sur la terrasse du restaurant Besnard, casé à une table ridicule que je ne parvenais même pas à caler correctement. On mit une lenteur si appliquée à me servir deux ou trois plats fort chers et fort tièdes que j'eus le temps de lire tout l'Echo de Paris ! On y parlait d'ailleurs en long et en large de la grève des lads, nouvelle parfaitement indifférente. Ce n'est que vers 2 heures que je pus enfin aller par le métro de l'Etoile jusqu'à l'autre bout de Paris où je devais enfin récupérer mes bagages. On n'avait pu me fixer aucun délai concernant leur livraison et je préférai m'en occuper moi-même, tant j'avais hâte de déballer mes livres. Ce fut une aventure incroyable, incroyablement grotesque : bien entendu, faute de renseignements fiables, j'entreprends de fouiner moi-même sur les quais, parmi les entassements de malles et de caisses de tous calibres empilées dans un savant désordre. Une presse incroyable, un environnement de cris, de fumée, de coups de sifflet impérieux. Pas moyen de me concentrer, ni de procéder rationnellement, aucun objet ressemblant de près ou de loin à mon bagage. Pas de repère précis, nul agent aimable auprès de qui se renseigner. Bref, je m'active de plus en plus mollement, sans même avoir foi dans le succès d'une investigation aussi désordonnée. Sous la marquise, immense béance ouvrant sur la Liberté malgré un ciel bas et pluvieux, des trains ne cessent de s'entasser, à l'arrivée ou en partance. Je les observe, complètement hypnotisé. A un moment, un vertige me saisit, foudroyant, irrépressible : fuir, fuir à tout prix, fuir n'importe où en bondissant sur le premier marche-pied qui se présente ! Tel fut l'impact d'une pensée foudroyante autant qu'atroce concernant mon emprisonnement inéluctable à Paris, aussi bien physique que moral. C'est cette idée qui, telle une décharge électrique, m'avait donné une soudaine impulsion, immédiatement suivie - heureusement ou hélas - d'une hésitation, d'un frisson rétrospectif, puis d'un vague écœurement : je n'avais même pas eu le courage de saisir ma chance, de renoncer sur-le-champ à mes vaines ambitions en rentrant au pays, tel Dominique de Fromentin, pour y retrouver la paix et le bonheur de la campagne. Je repris mes recherches, de plus en plus inefficace, de plus en plus irrité. Soudain, me voici pétrifié à la vue d'une pancarte – je ne l'avais pas encore remarquée, alors qu'on ne voit pratiquement qu'elle dans le hall de la gare, tant elle est immense : « Austerlitz » ! La gare de Lyon était à cent mètres et je n'avais pas même songé à traverser la Seine. Quel âne ! Quel provincial stupide ! Je n'eus pas le courage de me rendre au bon endroit. Tant de bêtise, tant d'énergie gaspillée m'avaient couché sur le flanc.

Mais comme souvent, malgré les apparences contraires, mon ange gardien devait veiller sur moi car la suite des événements fut plus souriante que cette cruelle et stupide déconvenue. Mon oraison matinale ne pouvait pas avoir été vaine et j'avais eu bien raison de titiller mon saint protecteur ! Je me relevai donc de mon chemin de Damas et m'en fus jusqu'au jardin des Plantes. Là, malgré mes tristes dispositions d'esprit, je suis accueilli comme un prince par des cohortes de roses, des haies de glaïeuls, des gerbes de dahlias. Un émerveillement ! La foule était un peu plébéienne, mais d'accortes silhouettes juvéniles suffirent à me procurer cette impression d'élégance et d'harmonie sans laquelle une journée digne de ce nom ne peut se conclure. Les quelques animaux que j'aperçus – surtout les volatiles : aigles, vautours, faucons, cormorans – me captivèrent bien plus qu'en mars dernier. J'observais leurs mouvements, saccadés ou majestueux, leurs regards acérés, leurs becs menaçants, j'essayais d'imaginer leurs pensées animales. Etaient-elles frustes ou au contraire subtiles ? Ces grands oiseaux ne se moquaient-ils pas de nous, valeureux bipèdes, si lourds, cloués au sol malgré notre orgueil insensé de nous prétendre maîtres de la Création ? Je songeai évidemment aux vers du Poète. Mais ma tristesse n'en fut pas éveillée tant j'étais ébloui par ces bêtes aériennes, surtout les plus sauvages d'entre elles : leur allure, royale ou guerrière s'accordait fort bien avec mon humeur farouche. Je me sentis en bonne compagnie et mon secret me fit sourire : moi seul, ici, comprenais leur langage !

Vers cinq heures, des gardiens blasés firent évacuer le jardin. J'ai donc longé les quais jusqu'à Notre-Dame dont l'abside rayonnante de fines béquilles de pierre forme une couronne sublime, encadrée par de grands tilleuls aux feuillages roux. Cette ultime vision, avant de m'engouffrer dans le métro près de l'Hôtel de Ville, suffit à me faire oublier ma rage. Je me suis retrouvé rasséréné chez moi, bientôt chez « elles », devant un bol de cacao fumant. A 7 heures, un fracas d'ascenseur m'annonça leur arrivée. Je les retrouvai semblables à elles-mêmes, tante Sophie, toujours virevoltante, d'une rare élégance, mais épuisée par le voyage, et la jeune Hélène, apparemment contente de me revoir. Je dus ensuite m'esquiver car j'étais invité à dîner chez l'oncle Henri que j'avais manqué le matin. Il m'accueillit fort gentiment, comme à l'accoutumée, mais la discussion prit au dessert une tournure qui ne me plut guère : intarissable, fort de renseignements puisés à bonne source, mon oncle aborda tous les sujets qui me terrorisent : sciences, écoles, cursus, sélection, concours, effectifs, chances de succès… Il réserva l'estocade à la Marine. Je la défendis aussi bien que je pus. Finalement, il me félicita pour ma pugnacité, en regrettant presque ses propos péremptoires : surtout, faire selon mes convictions et persévérer dans ma carrière ! « Promis, fils ? » me lança-t-il. Et cette interpellation si rare me toucha. Nous étions entre hommes et je me sentis brave. Un Armagnac de trente ans d'âge scella notre accord.

Je ne suis pas revenu trop tard boulevard Pereire, un peu avant dix heures. J'aurais aimé y trouver une ambiance apaisée, histoire de me déshabituer progressivement de ma chère solitude. Hélas, ça jacassait dru. On me raconta des choses abracadabrantes sur ce qui se passe à Montclairgeau depuis que qui vous savez a reçu des mains de l'huissier la signification concernant la séparation de biens. Cela peut tourner mal pour nous, paraît-il. Je me sentis à la fois abattu et presque indifférent, bien loin de ces tristes affaires conjugales. Que peut-on craindre quand on copine avec les aigles et les géants des mers ? J'avais dans la bouche un arrière-goût d'alcool et d'orgueil qui se changèrent vite en tristesse. Du coup, les vers de Baudelaire me sont revenus et la fierté du grand oiseau s'évanouit au profit de ma mélancolie. Je me couchai découragé.


A SUIVRE