Vous revendiquez une « thérapie existentielle ». Pourquoi ?

Irvin D. Yalom : Pour moi, l'existentialisme n'est pas une forme distincte de psychothérapie. Tout psychothérapeute devrait avoir un sens approfondi des questions existentielles qui se posent à chacun. Aux Etats-Unis, bien des thérapeutes sont contraints de ne pratiquer que des traitements à court terme, pour des raisons financières : les assurances de santé ne remboursent que les thérapies brèves… Ces thérapies fonctionnent sur certains symptômes, de comportement alimentaire par exemple, et visent à changer ceux-là. Mais beaucoup de gens consultent aussi pour des problèmes existentiels très profonds : des personnes âgées qui sont confrontées à une maladie grave ou à l'angoisse de la mort, des gens à l'approche de la retraite se demandent ce qu'ils vont faire de tout ce vide qui les attend… Ce sont des problèmes philosophiques, certes, mais qui touchent à la vie, à l'existence de chacun d'entre nous. La « thérapie existentielle » s'adresse à ces gens-là.

Une thérapie nous permettrait-elle d'alléger la souffrance d'être humain, tout simplement ?

Certainement. Nous souffrons tous d'un certain niveau d'angoisse, nous sommes tous confrontés à des questions fondamentales. Cette souffrance est commune à chacun de nous. Mais certains y ont été exposés plus que d'autres, parfois trop tôt dans leur vie, ou parce qu'ils n'avaient pas les parents qui leur auraient permis d'acquérir la sécurité affective nécessaire à l'affrontement de ces épreuves, et ils en sont submergés. Je reçois des patients dans cet état, et je crois pouvoir les aider.

Quels moyens avons-nous pour surmonter le sentiment que notre condition est absurde ?

Etre créatif est certainement un moyen de donner un sens à sa vie. Mais il existe également d'autres moyens : s'occuper des autres, s'engager pour une cause, avoir des relations aimantes et, pour certains, l'existence d'une présence divine. Tout ce qui nous vient de l'extérieur de nous-même et nous permet de nous sortir de nous-même.

L'étude de la philosophie pourrait-elle suffire à cela ?

Pour Epicure, la misère humaine prend sa source dans la peur de la mort. Et la majeure partie de son œuvre est consacrée à l'étude des moyens pour nous soulager de cette angoisse. Mais en thérapie, se contenter d'asséner des principes ou de grandes idées ne suffit pas. Il faut aussi apprendre ou réapprendre à communiquer, à être en relation avec les autres. Mon roman The Schopenhauer Cure (« Apprendre à mourir, la méthode Schopenhauer ») en fait la démonstration : Philip, un ancien patient devenu psychothérapeute, croit pouvoir soigner les autres grâce à la philosophie schopenhauerienne. Jusqu'au jour où il se rend compte que c'est d'abord de Schopenhauer qu'il doit se guérir. La communication d'un savoir ne suffit pas à produire un effet thérapeutique si elle ne s'accompagne d'une relation forte entre thérapeute et patient.

Est-ce en cela que vous vous distinguez de la psychanalyse ?

Je n'ai jamais considéré la psychanalyse comme un moyen très efficace de se soigner. Franchement, plusieurs années de divan à raison de deux séances par semaine, ce n'est pas particulièrement performant, vous ne trouvez pas ? Selon moi, l'efficacité est liée précisément au degré d'implication du thérapeute. Je n'ai jamais apprécié la distanciation, les silences, l'absence de contact visuel prônés par la psychanalyse. En revanche, je la recommande comme une excellente méthode pour se connaître, en particulier pour ceux qui entreprennent une formation de thérapeute. Car toute forme de thérapie est freudienne d'une manière ou d'une autre. Freud n'a pas inventé que la psychanalyse, mais également la psychothérapie. Le dernier chapitre d'Etudes sur l'hystérie, son tout premier ouvrage écrit en 1895 (Ecrit avec Joseph Breuer, Puf, 2002), est précisément consacré à la psychothérapie. C'est un chapitre vraiment extraordinaire. On y trouve toutes les questions importantes qui allaient se poser en psychothérapie au cours des cent années suivantes. Si l'on s'intéresse aux motivations inconscientes d'un patient, à ses rêves, à la manière dont le transfert affecte les relations, on est freudien. Dès lors que la parole intervient dans la thérapie, on est freudien. Pas de manière orthodoxe, bien entendu, mais dans l'esprit.

Vous avez écrit : « Un bon thérapeute n'est pas quelqu'un qui sait, mais quelqu'unqui cherche » (In « Le Bourreau de l'amour, histoires de psychothérapie », Galaade, 2005). C'est assez provocateur, non ?

Quand j'entreprends un travail avec un patient, je n'ai pas de programme préétabli, je ne sais pas dans quoi nous allons nous embarquer tous les deux : il s'agit d'une sorte de voyage exploratoire. Chacun est unique, il faut donc, d'une certaine façon, créer une nouvelle thérapie pour chaque patient. Je veux être surpris : à chaque séance, je suis impatient de retrouver mon patient, et je me demande comment sa vie s'est déroulée depuis la séance précédente. De même qu'il est erroné de penser que nous savons tout de la nature humaine, l'orthodoxie en thérapie est une erreur.

Si chaque thérapie est unique, qu'est-ce qui fonde votre pratique ?

Dès les années 1950, Carl R. Rogers avait conclu que l'attitude du thérapeute envers son patient était déterminante pour aider le patient à changer. Il avait défini les trois principales caractéristiques du « bon thérapeute », et elles sont toujours pertinentes. La première : le thérapeute est inconditionnellement du côté du patient, il le soutient. Deuxièmement, il se met en situation d'empathie – c'est-à-dire qu'il est capable de ressentir ce qu'éprouve son patient. Troisièmement, la relation que le thérapeute établit avec son patient doit être authentique, il doit être totalement présent, ne doit pas jouer un rôle, car le travail s'appuie sur la façon dont le patient communique avec son thérapeute. Il arrive par exemple que le patient contredise systématiquement tout ce que je dis. Dès lors, je lui demande s'il s'en rend compte, si ses contradictions étaient intentionnelles. Si ce n'est pas le cas, nous explorons alors les raisons qui pourraient expliquer ce genre d'attitude. Tout ce qui se passe au cours d'une séance constitue en fait du matériau pour ce travail exploratoire.

Et dans une thérapie de groupe ?

Le thérapeute de groupe doit remplir deux tâches principales : il doit avoir une relation personnelle avec chacun des membres, lui donner quelque chose de particulier et, plus important encore, permettre au groupe de devenir le principal agent du changement. C'est très complexe un groupe. Il y a des patients qui éprouvent beaucoup de difficultés à établir une relation intime, seul, en tête à tête, avec un thérapeute. Pour eux, cette forme est tout indiquée. L'objectif du groupe est de permettre à chacun de travailler sur les relations avec les autres membres, une expérience que le patient peut ensuite étendre au reste de son entourage, dans sa vie quotidienne.

Y a-t-il des signes indiquant qu'une thérapie va dans la bonne direction ?

D'abord, on voit évoluer les patients. Les plaintes qu'ils nous adressaient au début tendent à s'espacer, voire à disparaître. Leurs relations aux autres changent. Et finalement, au bout de quelques mois – un an, deux ans ; pour moi, c'est désormais la durée maximale d'une thérapie –, on se rend compte que les séances n'occupent plus une place centrale dans leur vie. Ils vivent leur vie. Et les raisons pour lesquelles ils sont venus me voir se sont progressivement évaporées.

Quelles sont les joies et les peines de votre métier ?

Cela ne fait aucun doute que notre activité donne un sens à notre vie. Les questions existentielles qu'elle soulève – s'occuper des autres, leur permettre de grandir et de changer – procurent un sentiment merveilleux. Mais le principal problème, pour beaucoup d'entre nous, c'est l'isolement. Bien que nous soyons dans une relation très intime avec les patients, nous travaillons seuls, tout au long de la journée, et les contacts entre confrères tendent à être rares ; c'est une situation paradoxale, l'intimité au patient d'un côté, l'isolement de l'autre. C'est également un métier stressant : le suicide d'un patient peut être dévastateur… Mais les joies que procure ce métier restent nettement supérieures à ses contraintes !


Interview extraite de PSYCHOLOGIE MAGAZINE


L'OEUVRE d'Irvin D. Yalom en français

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Mensonges sur le divan. Un psychothérapeute peut-il rester intègre et compétent face à un patient qui lui ment ? Et jusqu'à quel point peut-il respecter la déontologie ? Un récit, le dernier traduit, qui vous tient en haleine (2006).
Le Bourreau de l'amour, histoires de psychothérapie. Dix portraits de patients, dix histoires de souffrances au quotidien et comment un thérapeute cherche à les résoudre. Avec une importante préface d'Irvin D. Yalom sur la « thérapie existentielle » (2005).

A PARAITRE

Psychothérapie existentielle (Existential Psychotherapy, Basic Books, 1980).
Les Larmes de Nietzsche (When Nietzsche Wept, Basic Books/Harper, 1991).
Momma et le sens de la vie (Momma and the Meaning of Life, Basic Books, 1999).