Même mort, l'être humain reste une source de bienfaits pour la nature. Surtout mort, d'ailleurs : un cadavre laissé à l'air libre constitue une appréciable réserve de nourriture pour les insectes ainsi qu'un lieu de ponte très recherché. Nos amis à six pattes s'y goinfrent comme des compagnies pétrolières en période de crise et si bien qu'ils font place nette en prospérant.

Le vétérinaire français Jean-Pierre Mégnin (1828-1905) fut le premier à observer scientifiquement le défilé des insectes sur la bidoche à peine refroidie. Le plus célèbre des natifs de Hérimoncourt (Doubs), juste après François Peugeot, a laissé deux ouvrages importants sur le sujet : Faune des Tombeaux (1887) et surtout le remarquable La faune des cadavres : application de l'entomologie à la médecine légale (1894), qui a ouvert la voie à ce que l'on appelle désormais l'entomologie légale ou, au prix d'un léger anglicisme, l'entomologie forensique. Cette riante discipline s'emploie à dater et à situer la mort d'un individu rien qu'en regardant les petites bêtes qui grouillent sur son cadavre. Plus tard, l'homme irait sur la lune, mais grâce à Mégnin, il avait déjà fait un bond de géant vers la connaissance.

Mégnin n'a pas observé une ruée générale des insectes sur la viande en décomposition, mais un cortège ordonné. Le vétérinaire a pu le subdiviser en huit « escouades » (c'est le terme qu'il emploie). En tête du défilé, quelques heures à peine après le décès, déboulent mouches bleues et mouches communes (diverses Calliphoridae et Muscidae). C'est la première escouade ! Ferment la marche, trois ans plus tard environ, deux espèces de coléoptères (Tenebrio obscurus et Ptinus brunneus) qui nettoient avec application les débris laissés par les visiteurs précédents. C'est la huitième et dernière équipe. Entre-temps se seront succédé six escouades de fossoyeurs en tous genres, dont certains ont des petits noms charmants : Drosophila funebris, Necrobia violacea et autres Necrophorus humator. Ils émargent dans des familles fort variées de diptères et de coléoptères, de mouches et de scarabées, de nécrophages et de nécrophiles (lesquels mangent ou parasitent les nécrophages). C'est le festin de bébête ! Tout se passe en bon ordre, car il y en aura pour tout le monde. La cinquième escouade, par exemple, colonise le cadavre pile au moment de la fermentation ammoniacale ; sa villégiature commence cinq mois après l décès et dure environ quatre mois. Ça sent déjà la fin de saison. Voilà qui fait penser aux longs séjours vénitiens des familles bourgeoises, il y a un bon siècle, du moins tels que nous les a racontés Thomas Mann !


Edouard LAUNET in Libération du 21/07/2008