Si la publicité est un des miroirs d'une société, voici une page publicitaire qui donne la mesure du changement que vit la société française. Le journal Le Monde l'a publiée (pour le compte de l'UCAR) dans son numéro de jeudi 15 mai 2008. « Les pauvres sont dégueulasses. Ils polluent ».

Qu'on se rassure ! Ce n'est qu'une agence de location de voitures qui en appelle aux pouvoirs publics pour débarrasser le parc automobile français, par une prime à la casse, des millions de vieilles voitures dépourvues d'équipement antipollution. Un second slogan prétend corriger le tir aussitôt : « Le droit à la voiture propre pour tous ».

Un leurre inédit

Le leurre choisi pour capter l'attention, une injure, est manifestement inédit : il vise à stimuler le réflexe du classisme sans complexe. Le mépris des « pauvres » est crié sur les toits : l'article défini « les » englobe le groupe visé dans sa totalité ; le choix du mot d'argot « dégueulasses » donne une frappe maximale à l'injure ; enfin, l'ellipse entre l'expression de la cause et celle de son effet – par l'omission de « car » – fait claquer le slogan qui impute au groupe incriminé la responsabilité du rejet qu'il suscite pour sa conduite « contre-nature » ! On n'est pas habitué à entendre aveu aussi cynique. Même si la vie sociale offre une image contraire où le faible est impitoyablement écrasé et éliminé en cas de compétition, par compensation sans doute, il devient le centre de toutes les attentions quand sa faiblesse n'en fait le rival de personne ; au contraire, il peut même, à son corps défendant, être le prétexte à une émulation, sinon à une compétition, parmi des bienfaiteurs qui cherchent à se parer du manteau humanitaire pour atteindre d'autres buts.

Il suffit de songer aux incessantes campagnes qui brandissent le leurre d'appel humanitaire pour susciter le réflexe de culpabilité susceptible de déclencher la pulsion de don en échange de la bonne conscience recouvrée. Qu'on se souvienne de la campagne du paquet « Du riz pour la Somalie » d'octobre 1992 dont l'un des animateurs majeurs était l'actuel ministre des Affaires étrangères portant un sac sur le dos devant les caméras du monde entier ameutées, pantalon retroussé et pieds nus dans l'écume des vaguelettes d'une plage pour montrer que les dons parvenaient bien à leurs destinataires affamés ! Une tradition de retenue relative.

Cette publicité invente si on ose dire le leurre d'appel anti-humanitaire ou le leurre d'appel cynique pour obtenir des pouvoirs publics qu'ils subventionnent l'achat par les « pauvres » de véhicules neufs à seule fin de porter assistance à l'industrie automobile. Ainsi la stimulation du réflexe socioculturel conditionné de protection de la nature l'emporte-t-il désormais sur les réflexes de compassion et d'assistance à personne en danger déclenché par les leurres d'appel humanitaire traditionnels. Sans doute le classisme n'a-t-il pas attendu cette publicité pour s'exprimer et gouverne-t-il les relations sociales depuis longtemps, sinon toujours : il suffit de relire Victor Hugo et Les Misérables. Le pauvre dans sa crasse a toujours soulevé le cœur des classes sociales aisées et, il faut l'avouer, avec raison, car l'hygiène exige quelques moyens. Le problème, cependant, est qu'elles déduisaient un peu vite de la crasse matérielle des intéressés une dépravation obligatoire dont elles n'étaient pas davantage épargnées.

« Sales pauvres ! » est un cri du cœur qu'on a souvent entendu, mais à voix basse. Mais la tradition chrétienne et le mouvement socialiste du XIXe siècle empêchaient jusqu'ici de le clamer sur les toits : « le pauvre » pour l'une et « le prolétaire » pour l'autre étaient paradoxalement érigés en modèles. Les riches avaient à cœur de se racheter et affectaient de multiplier les bonnes œuvres pour témoigner de leurs bons sentiments : la charité est moins coûteuse que la justice. Il semble donc qu'à l'ère de l'argent qui se pavane, cette publicité témoigne d'une rupture des freins moraux qui contenaient jusqu'ici plus ou moins les pulsions les plus sordides.

Un humour impuissant à couvrir le cri de haine

Sans doute, le second slogan vise-t-il à tempérer ce cri de haine et de proscription par une revendication d'autant plus volontiers égalitaire qu'on la sait inaccessible : « Le droit à la voiture propre pour tous ». La première vocifération n'en est pas pour autant couverte par ce souhait généreux. On entend bien aussi qu'il se glisse dans l'outrance même du cri un trait d'humour qui invite à prendre à la légère ce qu'on a cru devoir prendre au sérieux. Il s'agit en réalité d'un appel à la solidarité nationale pour venir en aide à ceux qui ont des vieilles voitures et pour lutter contre la pollution qui menace la planète.

On le veut bien. Mais on a beau faire, le cri de haine a été proféré si fort qu'on ne parvient pas à le couvrir ni à le faire taire. L'humour noir invoqué est difficile à manier. Il ne se pratique en général qu'en petit comité, selon le mot de Pierre Desproges : « On peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui » ! Or, ici, publicité oblige, on est sommé de sourire avec tout le monde et on peut ne pas en avoir envie. C'est sans doute pourquoi subsiste un malaise.


Paul Villach

Sur le site des éditions GOLIAS (http://golias.editions)