Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Samedi 23 août 1919. Après une nuit d'épouvante, la visite réussie de l'Hôtel-dieu de Beaune (suite)

A l'entrée du jardinet de la clinique, une délicieuse novice – toujours sous son amusante livrée de soubrette médiévale – me reçut et me fit patienter sur un banc, à l'ombre des ifs. Elle alla prévenir sa supérieure qui se précipita sur moi dans un froufroutement de voilure et d'émotion affectueuse. Dès son abord, je reconnus avec amusement la grosse tête et le nez retroussé de notre ancêtre commun, le sieur Morelot. (En arrivant tout à l'heure à la maison, la première chose que je fis fut de me précipiter devant la glace du cabinet de toilette : dieu merci, la tare familiale, plus pittoresque que seyante, ne semble pas être incrustée dans mes traits. Sans doute un héritage préservé du côté paternel, l'unique présent venant de celui qui nous aura décidément tout dérobé). Retour au jardin du cloître : je me fais mieux connaître et, tous deux assis sur le banc de pierre, nous nous lançons dans d'interminables généalogies, sans cesses recommencées, car la pauvre sœur Léontine s'y perd et s'embrouille. J'essayais de mon mieux de la guider, mais plus elle affirmait s'y retrouver, plus son babil m'étourdissait tout en m'égarant dans mes repères chronologiques. En fait, cette sainte parente qui fut d'abord 23 ans pharmacienne, puis quelques années garde-malade et enfin plus de 16 ans chirurgienne à l'Hôtel-Dieu (c'est dire son âge canonique) en est restée à sa propre génération. Les petits-neveux et les arrière-cousins constituent pour elle une tribu trop récente, avec des filiations compliquées et des prénoms à la mode qu'elle peine à mémoriser. Bref, nous causâmes longtemps, une demi-heure ou trois-quarts d'heure, et j'avais fort soif. Pour couper court, elle s'intéressa davantage à moi et mon glorieux avenir lui fit forte impression : dès l'annonce que j'étais candidat à l'école navale, elle s'émerveilla, se rengorgea et ne cessait de héler les personnes – malades ou soignantes – qui traversaient le jardin : « Voilà un petit marin, notre futur petit marin ! » J'étais gêné de son zèle mais son enthousiasme avait quelque chose de rassurant et de communicatif même si mon pessimisme naturel me trouvait in petto fort circonspect. Pour reprendre le dialogue et interrompre ainsi ses alléluias à la cantonade qui tournait carrément à l'apologie de la Marine marchande, je lui soufflai mon appréhension, mes doutes : je n'étais pas vraiment sûr que ce fût ma vocation, malgré la carrière de mon grand-oncle Jules, et, puisque j'étais à peu près nul en mathématiques, mon avenir n'était pas tracé d'avance. Elle me prit les mains, noyait ses yeux pervenche dans les miens puis, enflammée telle la Madeleine devant le sépulcre, elle fit valser mes objections par un grand coup de cornettes. Mettant ma réserve sur le compte de ma timidité – qui lui rappelait tant celle de tante Suzanne - et, pour me donner du cœur à l'ouvrage, ma confidente m'entraîna à sa suite visiter « sa salle de chirurgie » et le Bureau du Conseil, endroit ultra-secret. Dans la pénombre, un Rembrandt nous fixait, paraissant heureux de sortir de son emprisonnement. Cette toile fort colorée me redonna quelque vigueur.

Il était un peu plus de cinq heures lorsque je quittai le fleuron de Beaune et j'admirai une dernière fois la fameuse cour flamande. J'étais de nouveau de joyeuse humeur, récapitulant mentalement tout ce qui, durant la visite, m'avait charmé voire carrément ébloui. Sans oublier les deux curés ni, surtout, mon idylle platonique avec notre sœur Léontine nationale.

Je suis trop las ce soir pour en narrer en détail mon retour sur Rossinante : la visite du décevant village de Combestant, une erreur d'itinéraire après le hameau de Challanges, l'ébauche fort laide que je tentai pour croquer le Mont Poupet et la grande barrière bleue du Jura. Ni talent ni originalité ; après Van der Weiden, je me trouvais banal et appliqué, aussi peintre du dimanche que matelot d'opérette. Je revis Mère avec joie : elle semblait, l'ombrelle glissée sous le bras, plongée dans quelque méditation sur les bords du Gouillat. Comme elle m'assura que ma présence ne la dérangeait pas, bien au contraire, nous nous promenâmes un moment le long du chemin de Maizière et je lui contai mes aventures. Cette complicité si rare me fit chaud au cœur. Mère consentit à sourire ça et là, même si je fus assez elliptique sur les deux compères. Par contre, sœur Léontine la laissa plutôt tiède : cette personne, me confia-t-elle, a trop flirté avec la religion sans vraiment savoir ce qu'elle voulait, et c'est une sèche et autoritaire personne dans la partie qui est la sienne. Cet point de vue contrastait fort avec la nonne enjouée et aimable qui m'avait tant diverti, mais je ne répliquai pas à Mère. J'ai rarement vu ou entendu des femmes s'extasier sur leurs consœurs et chacun, après tout, juge les autres à son aune. La vérité, tout comme le bonheur, n'est pas de ce monde même s'il convient de les chercher avec ténacité. D'ailleurs, à propos de vérité et de félicité, un dernier mot sur cette page, en forme de révélation plus que d'aveu : près de la place Carnot, je crus reconnaître une silhouette qui me retint encore un moment dans les parages. Il était svelte et avait à peu près son âge. Semblant avoir perdu quelque chose (sa bicyclette ?), il allait et venait, avec une grâce charmante et un désarroi qui m'émut. J'aurais peut-être dû m'approcher pour lui venir en aide… Puis, soudain, déboucha tout un groupe de jolies jeunes filles à bicyclettes – plutôt minces celles-ci – un joyeux envol qui me frôla. Quand elles m'eurent dépassé, je ne vis plus l'autre personne. J'eusse dû être désappointé, mais cette substitution à la Houdini m'amusa plutôt. Je décidai d'en tirer parti et de ne pas céder à ma vaine tristesse crépusculaire. Plus par fantaisie donc que par calcul ou par vertu, je décidai de rebaptiser l'hôte de la forêt de Gergy. Sans doute, le Jugement Dernier m'avait-il impressionné à mon corps défendant et je souhaitais inconsciemment que mon élu ne fréquentât pas les abords de l'Enfer mais bien la zone céleste où resplendit la pureté des seules Vierges consacrées. Bref, je l'ai décidé il y a trois heures à peine - je le confirme ce soir à la fin de ma chronique - et je m'y tiendrai quoi qu'il m'en coûte, avant fin août, foi d'animal : dorénavant, mon page perd ses chausses écarlates pour une longue jupe de tennis. Mon sans pareil Alban s'appellera « Assomptionnette » !


[Suite des Chroniques de Paul Siméon. Cahier N°42]

Dernier dimanche à St Loup. 24 août 1919

Aujourd'hui fut le dernier passé à St Loup. Au lever, ma première compagne fut ma migraine, fidèle au poste. Sans doute avais-je lu trop tard et trop longtemps. Edgard Poe est un auteur vraiment ensorcelant car, lorsque les aventures fantastiques d'Arthur Gordon Pym vous empoignent, elles ne vous lâchent plus ! Mais j'en ai payé le prix ce matin. C'est curieux, à force de souffrir de la tête puis d'aller mieux (forcément !), tandis que la pulsation s'estompe - je connais ses caractéristiques, son rythme, le répit annoncé -, je me suis presque habitué à elle et lui en veux à peine. Simple panne, comme l'hameçon qui casse, excellent apprentissage de la patience. Comme d'autres, après tout, sont accoutumés, j'imagine, à tel détail plus ou moins disgracieux de leur physionomie, pli, pustule ou ride. N'empêche, en ce qui me concerne, mon corps m'est un bon compagnon (même si ma relative petite taille m'agace ainsi que la menace de l'hérédité nasale aperçue à Beaune). Si j'en ai le courage, à propos de la céphalée et non de Cyrano, je noterai à la fin de cette chronique dominicale le passage d'Epicure que je récite souvent à bon escient, une maxime bien plus efficace que l'aspirine !

Jour du Seigneur oblige, j'ai endossé pour la dernière fois ici l'habit que j'avais lorsque pour la toute première fois, et sans nul doute l'ultime, j'entrevis Mess…, pardon, Assomptionnette. D'ailleurs, je déteste ce costume de tweed où je me sens corseté. Mère a beau dire que la confection anglaise est insurpassable, je trouve qu'il n'a sur moi rien de seyant, rien, ni la coupe, ni le tissu, ni la couleur beige, ni ces poches inélégantes et peu pratiques sur la poitrine, rien de rien, et je ne parle même pas de la martingale ; on devrait mettre au fer l'inventeur de ce grotesque et inutile accessoire. Bref, me voici en tenue de grand-messe. Dieu merci, l'office fut assez vite expédié. Ce n'était pas le curé de St Loup qui prêcha mais un prêtre un peu moins soporifique qui, nous l'avons appris par la suite, est le curé d'Is-sur-Tille. Il était de passage chez nos voisins du Bois Dormant, sans doute un parent. Au moment où il entonnait son histoire après l'évangile (Mère me lança un regard réprobateur car je ne prenais pas la peine de lire la traduction dans mon missel), les B*** et le gros Toumy, non loin de notre banc, furent pris de fou-rire. Interrompant quelques instants son homélie, le curé les foudroya du regard. Je trouve quant à moi ces gamineries insanes. On peut ne pas admettre la religion, la subir même à cause d'une tradition ancestrale, mais il y a d'autres arguments bien plus raisonnés et plus efficaces que ces gamineries de collégien derrière un pilier ! Personnellement, je m'aventure parfois chez Loisy - juste quelques extraits car son exégèse est souvent trop érudite pour moi. Il n'empêche, c'est subtil, percutant, bien mieux ciblé que les obscénités du démon Nietzsche. En tout cas, si Poto apprenait à quelles mauvaises lectures je m'adonne, il me vouerait aux gémonies ! Mais rien ne vaut Edgard Poe et le passage que j'ai lu cette nuit quand, sortant du faubourg… mais où en sommes-nous ? Ite missa est ? Déjà ! J'ai dû aller communier comme un automate, tirer la langue machinalement… je suis à la fois honteux et soulagé d'un tel automatisme. Mais je me méprise : quand aurai-je le courage d'être moi-même et non ce vieux gosse dégingandé que tout le monde croit insouciant et sans problème !

Sur le perron de l'église, il a fallu bien évidemment dire au revoir à tous ces gens. Après la ferveur feinte, des fricassées de museaux à n'en plus finir. Pendant qu'on se congratulait en se promettant de se revoir l'an prochain, sans faute, je me surpris à chercher des yeux mon Assomptionnette. Je n'aperçus personne, pas même le gosse au fouet. Durant l'après-midi, j'avoue avoir eu maintes fois envie de sortir pour essayer de revoir encore ma chimère bleue. Quel bonheur, quel soulagement c'eût été, juste avant le départ ! Et en même temps, ces improbables retrouvailles auraient tout compliqué, annihilant mes bonnes résolutions et me faisant souffrir atrocement. Le soir, vers six heures, n'y tenant plus, je pris le prétexte d'aller porter une lettre à la poste. Je sentais combien cette ultime tentative avait quelque chose de poignant et de grotesque et le fait que je ne parvenais pas à me raisonner augmentait une sorte de fureur contre moi-même. Comme à l'église (lorsque je sortis d'une torpeur qui n'avait rien de mystique), je ne me sentais pas très net, vaguement honteux. Pourquoi ce spectre à la personnalité indécise mais à la sveltesse troublante… ? Non, je n'avais pourtant pas rêvé, mon sans pareil m'était bel et bien apparu dans le bois de Cergy, un garçon élancé sur ses étriers écarlates. Il était presque à l'arrêt, dans un équilibre stupéfiant, stoppé net dans sa course par mon regard… L'avais-je trop regardé, trop dévoré des yeux, de cette manière dont la reine pétrifiait son Hyppolite ? Mais non, j'avais dû bel et bien rêver, Poe m'aura joué un sacré mauvais tour ces jours derniers. Je me suis donc contraint, avec un regret qui avait la couleur du remords, à ne pas partir me promener ce soir sur Rossinante. Qui sait si, sur ma fringante monture, je ne serais pas redevenu le chevalier errant à la triste figure ? Et je devais bel et bien avoir ce morne visage puisque Mère m'interrogea. Une fois de plus, je haussai les épaules en quittant le salon tandis que Chou, énervée par le départ, s'amusa à me faire sursauter en bondissant derrière une porte. Je me sentais si électrique que je faillis lui lancer une taloche alors que c'est la petite que je préfère. Hors de moi, je me contentai de hurler mais mon cri faillit la mordre car elle s'enfuit sans demander son reste. Je me suis alors enfermé dans ma chambre pour arranger un peu mes chroniques. Je ne suis d'ailleurs pas très satisfait de mon style, parfois ronflant, le plus souvent assez approximatif mais je ne puis me permettre de trop corriger, ces cahiers ne seraient alors qu'une suite d'affreux pâtés. Après avoir relu les trois dernières pages, Il va me falloir faire mes paquets. Quelle corvée ! Bien sûr, j'aurai plaisir à retrouver Montclairgeau et à monter jusqu'à Bonlieu voir les Delaborde, peut-être mon vieux Dady. Rêve impossible puisque mon insaisissable ami court le monde… En tout cas, St Loup, c'est bel et bien fini pour cette année… jusqu'au mois d'août prochain, mes bien chers frères, mes très chères sœurs, comme nous nous le sommes toutes et tous promis sous le porche avec ferveur. Et moi, serai-je là, l'an prochain ? Avec un diplôme en poche et des projets pleins la tête ? A moins que mes rêvasseries d'adolescent ne continuent de m'empoisonner la vie et de me rendre inapte à mon destin…Je reprends ici ma chronique dominicale, juste avant de me coucher (sans lire, c'est juré). Il n'est pas loin de minuit. Comme chaque fois, lorsque la mélancolie m'attire insidieusement dans ses rets, je réagis aussitôt. C'est une sorte de réflexe de vie qui m'a toujours réussi jusqu'à ce jour. Après avoir bourré ma valise, pour me faire pardonner par mon petit chou, je l'entraînai ainsi que ses sœurs sur la terrasse. Et là je criai : « Suite de l'histoire ! La révolution à Stanislas ! Qui veut jouer ? » - « Moi, moi ! » cria-t-on en chœur. - « Alors, qui m'aime me suive ! » Et tous les quatre, sous le regard ahuri de Mère et de Bon Papa, nous nous élançâmes dans le parc. J'avais bien sûr pris la tête du monôme et nous fîmes le tour du clos en criant à tue-tête dans la nuit noire et sur l'air de « Formez le monôme » : « Au revoir Saint Loup, au revoir ! … » Cette farandole m'avait comme par enchantement rendu mon énergie. Oui, vas-t-en St Loup, et que brille l'Etoile, notre cher village jurassien. Et la soirée passa ensuite si vite que ma mélancolie fut tenue en respect : d'abord l'excitation de notre bruyant exercice, puis un dernier et délicieux petit verre de Genièvre 1898 concocté par feu Bonne Maman. Sans doute mis en verve et tout à la fois attendri par ce remontant, Bon Papa se mit à nous narrer plein d'histoires à propos de St Loup. Nous nous étions tous les quatre assis à ses pieds, à même le tapis. C'est ainsi qu'il nous apprit – et pour moi, ce fut une révélation – que ce saint, protecteur de notre village comme de nombreux autres bourgs, a le pouvoir de guérir bon nombre de maladies ayant presque toutes un rapport avec des situations de craintes ou des symptômes effrayants : convulsions, épilepsies, mutisme, entérite infantile, peur... Dans les temps anciens, les offrandes en nature destinées à s'octroyer les bonnes grâces du carnassier passaient souvent par l'intercession du saint évêque. C'est ainsi qu'on dépeçait un mouton pour charmer le loup, on faisait quatre parts que l'on mettait à chaque angle du terrain à garantir, puis on récitait : « Sainte Marie, roi du Loup, bridez le loup ! Sainte Agathe liez-lui la patte ! Saint Loup, tordez-lui le cou. » Je jubilais, suspendu aux lèvres de mon grand-père : n'était-ce pas du Edgard Poe avant l'heure ? Mère, traversant plusieurs fois le salon, du linge ou d'autres objets dans les bras, pria Bon Papa de ne pas effrayer les filles une veille de départ. Quant à moi, je prolongeai le miracle médiéval par les étranges conjectures d'Edgard Poe sur le pôle Sud. Une fois encore, je n'ai pas tenu mon engagement, même si je n'ai lu qu'un court chapitre.

Post scriptum : j'ai failli oublier. Je fais donc bien de me relire chaque fois avant de refermer mon cahier. Voici la fameuse citation d'Epicure, mais j'ai négligé de noter la référence exacte de la maxime : « Nulle douleur du corps ne dure longtemps, sans quelque interruption : si elle est au plus haut degré, elle finit bientôt ; si elle dure plusieurs jours, elle a des moments de repos. Les maladies qui durent ont des repos qui font plus de plaisir que la douleur n'a fait de mal. »

A SUIVRE...