Ce jour-là, nous promenant au hasard dans la ville et suivant notre fantaisie, nous avons rencontré rue de Seine – t'en souvient-il – un pauvre nègre que nous avons longuement contemplé. C'était à la hauteur de la devanture de la librairie Fischbacher. Je dis cela parce que pour être plus lyrique, on finit quelquefois par ne plus être précis du tout. Et par prétexte pour nous arrêter, nous feignions de regarder la devanture ; mais c'était lui, le nègre que nous regardions. Pauvre, il l'était assurément, et cela paraissait d'autant plus qu'il tâchait de le moins paraître ; car c'était un nègre très soucieux de sa dignité. Il était coiffé d'un chapeau haut de forme, vêtu d'une correcte redingote ; mais le chapeau était pareil à ceux des cirques et la redingote était affreusement élimée ; il avait du linge assurément, mais qui peut-être ne paraissait blanc que sur un nègre ; sa misère se voyait surtout à ses souliers crevés. Il marchait à tout petits pas, comme quelqu'un qui n'a plus de but et qui bientôt ne pourra plus avancer ; et tous les quatre pas s'arrêtait, soulevait son tuyau de poêle, et s'éventait avec, bien qu'il fît froid, puis sortait un sordide foulard de sa poche et s'épongeait le front avec, puis le rentrait ; il avait un grand front découvert sous une tignasse argentée ; son regard était vague, comme de ceux qui n'attendent plus rien de la vie, et il paraissait ne pas voir les passants qu'il croisait ; mais quand ceux-ci s'arrêtaient à le regarder, vite il se recouvrait, par dignité, et recommençait de marcher. Certainement il venait de faire une visite à quelqu'un de qui il attendait ce qui venait de lui être refusé. Il avait l'air de ceux qui n'ont plus d'espérance. Il avait l'air de quelqu'un qui meurt de faim, mais qui se laissera mourir, plutôt que de condescendre à de nouveau redemander.

Assurément il voulait montrer et se prouver à lui-même que pour consentir à l'humiliation il ne suffit pas d'être nègre. Ah ! j'aurais voulu le suivre et savoir où il allait ; mais il allait nulle part. Ah ! j'aurais voulu l'aborder, mais je ne savais pas comment faire pour ne pas froisser sa susceptibilité. Et puis je ne savais pas jusqu'à quel point, toi qui m'accompagnais alors, tout ce qui est de la vie et tout ce qui est vivant t'intéresse.

… Ah ! tout de même j'aurais dû l'aborder.


André Gide, Les nouvelles nourritures, Gallimard, Folio