La seule idée que nous ayons de l'infini (" tout ce qu'on appelle infini m'échappe ", disait Rousseau), c'est sa figuration algébrique, le huit renversé comme un sablier qui ne mesure plus le temps. Que l'on débouche un clavelin de château-chalon plus que centenaire, que lentement on verse dans la carafe l'or liquide, sans jamais en épuiser les parfums (les insondables parfums, dirait le pédant que je suis un peu), et que se répande dans la chambre doucement durant des heures d'attente le mystère odorant de ce miel qu'aucun souffle n'évapore, on est saisi par le sentiment de percevoir un miracle, non pas celui d'une jeunesse incongrue, ni d'une étrange longévité, mais bien d'une espèce de permanence ou d'entêtement d'un réel impalpable, et c'est comme si, d'une boucle à l'autre de l'oméga, on venait de transvaser l'infini.

Le cépage sans pareil, d'où naît le vin jaune, et qui se nomme savagnin, j'ai l'insigne privilège d'en goûter quasi chaque jour toutes les saveurs, à tous les âges de la vie du vin, et selon les diverses conceptions des viticulteurs qui le vinifient. Et c'est, littéralement, à cet infini qui échappe à Rousseau que chaque jour je suis confronté, devant lequel chaque jour je reste confondu.

La soif d'analyse est incompatible avec la soif tout court. La soif de vin n'est pas réductible à la soif. L'envie de bonheur est incompatible avec la satisfaction du corps (si corps il y a). Nous n'avons, dans la vie dite courante, que soif de notre propre personne. Sinon, nous sommes assoiffés d'absolu. Pensons à Baudelaire.

Est-il question de philosophie ? Plutôt non. Mais oui, quand même. Le vin pose à celui qui le récolte, comme à celui qui le boit (et non le " consomme " selon l'usage des Américains, des idiots, et des marchands de saletés), la seule question philosophique utile : à quoi sert-il donc ? Réponse : à rien. Comme l'art, comme la vie, comme l'amour, comme la beauté selon, par exemple, Lautréamont. Convulsive ? Non pas. Rêveuse et sidérante.

La beauté réfugiée dans la cave, la beauté parée, masquée de ses ténèbres protectrices. Je ne suis que le locataire de la maison sous laquelle se creuse et s'étend la cave. Je n'ai jamais été propriétaire de quoi que ce soit, sinon de quelques châteaux en Espagne.

Cette promenade-ci, autour d'une cave née d'un songe, j'aurais aimé qu'elle pût ressembler aux tableaux d'une exposition de Moussorgski, interprétés pas Ivo Pogorelich. Cette lenteur indécise, ces contrastes éloignés de toute enflure, cette retenue au bord du silence, et ces martèlements sourds aux échos si profonds et si lointains qu'ils semblent émaner de la texture même de la nuit.

Serait-il possible d'aller avec plus de lenteur encore, ce ne serait plus de la musique, mais du silence - une succession de silences habités comme on rêve que soient la littérature et la rencontre avec un vin sans égal et si confidentiel qu'il semble n'avoir mûri que pour se dévoiler hors du temps.

Le vin, la littérature, la peinture, la musique, la philosophie même ne sont pas des ornements de la vie. Ils sont la vie même, qui n'est tissée que de confidences. Nous n'existons que dans l'à-peu-près, l'instable, le précaire et l'insoupçonnable. Nous ne pouvons compter que sur une planche de salut, où cependant nous redoutons de nous aventurer, car elle apparaît plus menacée, plus risquée encore, que nos certitudes mesquines et le sentiment taraudant de notre dépossession. En renonçant à l'art comme au vin, à la paresse comme à l'ivresse de l'inattendu, nous nous livrons à la commune terreur, nous nous faisons les complices de ces tueurs d'humanité que sont les fous messianiques, les hommes d'Etat vergogneux, les sbires des sectes nazies.On trouble les consciences comme on sulfite le vin. Les mercantis de la chose publique cadenassent l'esprit du peuple (mais quel peuple, hélas!) entre des parois d'amiante, comme naguère encore des négociants véreux filtraient ce qu'ils prétendaient être du vin à travers la même substance fatale en ajoutant du méthanol afin de " fixer " la mixture. La gueule de bois n'a pas fini de ravager les victimes de la démocratie dévoyée.

Raymond Dumay, sans aucun doute le plus visionnaire des écrivains aux yeux de qui le vin, loin d'être une marchandise, demeure l'ultime garant de la civilisation, affirmait que " si le vin chute, l'art n'est plus qu'un infirme ". Et la civilisation s'effondre. Les chantres de la prohibition le savent, qui traquent à coups de décrets assassins la vie sous toutes ses formes, et c'est ainsi que, selon la prédiction d'Elie Faure, " la tristesse de la vertu s'étend comme un voile noir ".


Jean-Claude Pirotte, Expédition nocturne autour de ma cave, Editions Stock, coll. " Ecrivins ", nov. 2006.


"Eloge du vin et de la liberté de boire"

Sous ce titre, Bruno de Cessole a présenté dans VALEURS ACTUELLES "Expédition nocturne autour de ma cave" un livre de Jean-Claude Pirotte (Editions Stock). A cette occasion le journaliste se demande si "notre vertueuse société de procureurs, après avoir jeté l'anathème sur le tabac, s'en prendra [...] bientôt par souci hygiéniste au vin et aux buveurs ?". Assurant que "tout le laisse croire" tant "sévit la dictature puritaine des bonnes intentions", Bruno de Cessole estime que "nous serons bientôt condamnés par l'intolérance au plaisir délictueux de ne boire que dans la clandestinité". Jugeant que "lire et boire participent pourtant du même état de civilisation », il fait observer que l'assertion n'est pas de lui mais de Jean-Claude Pirotte qui a "définitivement élu le jus de la vigne comme compagnon quotidien" et qui ne "délaisse la compagnie fraternelle des poètes de sa bibliothèque" que pour faire une "expédition nocturne autour de (sa) cave". sachant que dans ces "virées bachiques et poétiques" l'écrivain "sait faire partager l'allégresse ébrieuse à son lecteur".

La campagne de diabolisation du vin et du tabac est le signe doublement inquiétant d'un malaise dans notre civilisation. Ce nouvel "ordre moral" qu'on veut nous imposer, sous prétexte de santé publique, est pour Jean-Claude Pirotte l'expression symptomatique de la force grandissante des "démocraties totalitaires" contre lesquelles, dans ses derniers livres, Un bruit ordinaire (2006) Expédition nocturne autour de ma cave (2006) et Absent de Bagdad (2007), il fait précisément œuvre de résistance. Comme le remarque, dans un article tout récent, Hugues Robaye ("Trois oeuvres de résistance, de clandestinité et de désobéissance civile") : "En toile de fond des trois livres, l'auteur place les régimes policiers de nos démocraties commerciales où ce qui s'écarte du modèle de développement économique est pourchassé et réprimé. Et ce modèle de développement économique violent va à l'encontre de l'humanité profonde." Et quoi de plus humain que le vin ? qui témoigne depuis l'aube des temps du sens de notre civilisation. (Amancio Tenaguillo y Cortázar, "Malaise dans la civilisation (De la liberté de boire et de fumer)")