Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Jeudi 21 août 1919. Les splendeurs de Beaune

Je dois bien en convenir ce soir, devant mon écritoire, encore une journée mémorable, vraiment mémorable, avec ou sans donquichottisme ! Elle a pourtant débuté dans une tristesse à peu près inévitable. Car, malgré mes tarasconades de la veille ou à cause d'elles, j'ai bien compris que toutes mes chimères bleues étaient bel et bien mort-nées, évanouies… exsangues de misère et de lassitude. Et alors, forcément, ma prédiction se réalisait : mon enthousiasme pour St Loup retombait tel un piteux soufflé au morbier; et je retrouvais mon âme inquiète et compliquée de Montclairgeau, la même langueur qui me colle sans cesse à la peau, au coucher comme au lever. Fort heureusement, ma curiosité d'explorer, ma soif d'exister et de m'enthousiasmer sont telles que l'énergie l'emporte toujours et met en déroute ma neurasthénie. A ce sujet, Mère s'inquiète parfois devant mon air prétendument triste - un simple nuage qui passe ! -, elle me questionne sur mon sommeil, mes lectures, mes yeux cernés, elle souhaiterait que je me confie au Révérend Père Peautonneu (je l'appelle tout simplement Poto !). qui est aussi son directeur de conscience etc. Je ris ou hausse les épaules… Va-t-elle prétendre un jour visiter mes rêves ? Ausculter mes poèmes ? Décalquer mes épures ? Pourrait-elle comprendre que mes fantasmagories ardentes ne sont pas une morbidité mais un élan, un envol ? Le courtil secret que seul je connais, alors qu'elle redoute pour moi jungle et marécages ! Mais ce ne sont là que les noires contrées de sa religion et de sa froide sollicitude. Lorsque Mère marmonne ses pater noster dans son salon particulier, moi je serre les dents et me répète avec une âpre délectation mon antienne stoïcienne : animus ex ipsa desperatione sumatur ! Mon Sénèque contre son Christ ! Et je me sens alors fort et immortel, peut-être bien plus ressuscité qu'elle, avec en tout cas une plus radieuse figure ! C'est pourquoi, entrouvrant un peu l'encolure de ma chemise, j'aime contempler dans la glace du trumeau ce grand jeune homme au regard farouche, les mèches en bataille, les lèvres charnues, bien décidées à mordre, sans doute un jour à embrasser dans la fièvre, le plus tôt sera le mieux, et aussi ces épaules dont je tire naïvement quelque vanité parce qu'on les dit larges et bien charpentées. Dommage que ma taille très moyenne gâte un peu l'ensemble… Mais, laissons ces fredaines et revenons à ce début de matinée prometteur.

Ma chimère se mourait donc, je l'ai dit, mais mon courage naquit de ses cendres. Plus exactement, c'est ma tendresse pour ma chimère plutôt que mon effort pour tenter en sa faveur quelque nouvelle démarche qui me motiva : avec vaillance je pris à nouveau le chemin de Geanges et de Laborde-au-Château. Rossinante était toujours fraîche et engageante. Je pressentais qu'une nouvelle aventure, forcément inédite, allait guider mes pas. Me voilà donc derechef en selle. En traversant le village de Geanges, il me sembla que tout était étrangement calme, les jardins déserts, les villas muettes, les persiennes closes sans doute par crainte des feux célestes. Oui, tout semblait sinon mort, du moins enchanté, pétrifié par un sort. Tout près de Laborde-au-château, je revis le décor de ma tendre folie, les lourds bâtiments de brique rouge à grands toits Renaissance surmontés de leurs monumentales cheminées. C'était donc là mon donjon et mes mâchicoulis ! Là où se cachait mon bel Alban ? Sans fièvre pour le spectre enfui ni rancune rétrospective pour le leurre minéral qui avait pétrifié ce mirage trop gracile, je descendis de ma bécane et là, sur un talus, sans façon, le dos adossé à un chêne, je me mis à faire un croquis. Je ne parle pas du bel ange, mais de sa prétendue prison et l'esquisse du bâtiment fut assez ressemblante. Puis, remontant en selle et continuant jusqu'au gros bourg de Meursange, je n'y remarquai qu'une église moderne, peu digne d'intérêt, ainsi que trois propriétés avec jardins à la française, rien que du déjà vu et archi-connu. Et toujours ce calme étrange, ces façades muettes comme le palais de la Belle au bois dormant. Dans mon dos, la grosse bâtisse de briques rouges s'estompait : j'allais être libre de découvrir le Nouveau Monde. Je me sentis léger, vibrant, non esseulé, surtout pas. Je comprenais que Messire Inconnu n'avait ni geôle ni royaume, qu'il n'en avait plus besoin, ni moi, car c'est dans la seule songerie qu'il battrait désormais, si fort dans ma poitrine, échauffant mon ventre, électrisant mes jarrets. A cette révélation, j'eus presque envie de hennir de bonheur et, arc-bouté sur mes étriers, je cravachai Rossinante en actionnant frénétiquement la sonnette. Grand fou j'étais, fou je resterai !J'ai alors poussé une pointe vers Chavigny en Valière (qui est, je crois, en Saône-et-Loire). Mais le chemin était si malaisé, rectiligne et banal, que je m'en suis retourné bêtement par où j'étais venu jusqu'à Laborde. Là, m'étant à nouveau installé sur une motte de terre dans l'ombre d'un buisson qui constituait un très bon observatoire, j'ai pu malgré divers gêneurs – paysans voiturant leurs moissons, bohémiens en exode, veaux et bœufs en morne troupeau et naïvement stupéfaits devant un si jeune artiste – j'ai, dis-je, réussi à croquer une perspective champêtre très plaisante. Puis je me décidai, sans même repasser à St Loup, à aller visiter Beaune et son Hôpital fameux, à une quinzaine de kilomètres de là. Adieu les bœufs, Rossinante vous salue !Il faisait à nouveau extrêmement chaud, une touffeur un peu orageuse. Je regrettais de n'avoir pas pris dans ma besace des vêtements de rechange, un peu plus élégants pour la visite de la prestigieuse cité. Je décidai alors de gagner Beaune par un itinéraire un peu compliqué mais sans doute plus pittoresque en passant par Cissey et Montagny-les-Beaune. Je m'en repentis bientôt. Le détour était beaucoup plus long que je ne me l'étais imaginé et la route s'avéra dangereuse avec gravillons et ornières traîtresses. En traversant Cissey, malgré la présence de quelques nobles demeures mais cent fois vues et revues, j'eus une intuition bizarre : ne frôlais-je pas, sans le savoir, le but tant convoité à savoir la retraite mystérieuse de mon inconnu ? Car ce soir en rentrant de mon périple, alors que nous savourions ensemble un pousse-café bien mérité, j'écoutais Bon Papa parler avec éloges d'une certaine Madame de la Tessonnière, sise à Cissey, et je me disais, songeur, qu'une ni noble personne, si avenante, si douce, alors que son époux avait la réputation d'être un rustre tyrannique… bref c'eût pu être une parente, peut-être une mère. Je n'en sus pas davantage et peu m'en chaut puisque, je l'ai noté auparavant, désormais l'adresse du sieur Alban est accessoire. Nous savons nous rejoindre, le rêve nous préserve. Je referme donc la parenthèse et reprends mon récit. En quittant Cissey et ses vains sortilèges, la route que je suivais s'allongeait sans aucune ombre, de plus en plus vers l'ouest. Il pouvait être dans les quatre heures et un vent très fort m'obligeait parfois à pédaler presque sur place, en périlleuse posture dite de danseuse, tandis que des nues menaçantes, au-dessus de la Côte d'Or, me faisaient regretter d'avoir imprudemment allongé mon chemin. Si mes souvenirs sont bons – et j'ai une mémoire fidèle des sites et des panoramas – le pays n'a rien de pittoresque entre Cissey et Beaune. Rien de notable non plus à Montigny. Pour gagner un peu de temps, je suivis un moment la voie ferrée qui mène d'Allerey à Beaune puis, coupant la voie, je retrouvai enfin la grand route. Je touchais au but : à l'horizon tout proche le vieux clocher vermillon, en forme de campanile, si original et s'harmonisant parfaitement avec le paysage.

L'entrée dans Beaune est plus province encore que celle de Lons-le-Saunier. Malgré quelques demeures cossues, on a vraiment l'impression, du moins jusqu'au passage sous le viaduc du chemin de fer, que l'on se trouve à l'entrée d'un gros bourg bressan qui s'est enflé et indûment enrichi jusqu'à prendre le nom pompeux de ville et de l'usurper à l'épate. Ai-je noté que les cumulus pourtant menaçants m'avaient du moins épargné la mortelle ardeur du soleil ? La chaleur était néanmoins assez forte pour que mon entrée dans Beaune n'eût rien de glorieux, ma casquette aussi trempée qu'une éponge et ma chemise collant à mon échine, ce qui n'est ni agréable ni triomphal pour un jeune et valeureux imperator !

Depuis que je suis un parisien consommé, les villes de quinze mille âmes ne me font plus peur. Je ne suis plus celui qui, en 1914, emportait un plan de Lons pour pouvoir me diriger dans cette vaste cité ou celui qui, au printemps suivant, s'égarait dans Dôle, à 100 mètres de la gare ! Aujourd'hui, sûr de mon flair, je me suis lancé sans hésiter à la recherche de l'Hôpital, le fameux Hôtel-Dieu qui, au détour d'une rue, se présenta soudain à moi sous forme d'une haute chapelle surmontée d'une flèche élancée, toiture flamande octogonale, gracieuse, aérienne, tandis que l'abside orientée le long de la rue offre une entrée charmante, hautement artistique, dégageant un avant-goût moyenâgeux. Je sautai aussitôt de ma monture et l'attachai sous un porche voisin. Pendant que je me redonnais un visage plus humain en peignant mes cheveux en bataille, je vis entrer une jeune sœur de l'hospice, hennin et voile noir au vent. Cet équipage me parut si élégant, si coquet, que je pris tout d'abord cette nonne pour une de ces jeunes veuves de guerre, si à la mode il y a encore un an. Voilà des saintes femmes que j'admire réellement. Le Bon Dieu doit être fier et flatté de si douces épouses et je suis sûr que, dans le fond, il doit les préférer à toutes les autres chrétiennes. Si jamais – ce qui n'est, je crois, guère possible pour autant de raisons que le Gouverneur de Beaune précisément donnait à Louis XIV pour n'avoir pas tiré le canon et, en particulier, nature oblige, parce que « masculus sum » ! – si jamais, dis-je, je pouvais ou devais me faire nonne, ce ne pourrait être qu'ici, aux hospices de Beaune. Malheureusement, pour en revenir à des réalités plus concrètes, le mendiant grincheux et malodorant qui servait de concierge, m'apprit – outre que cet établissement avait été fondé en 1443 par le chevalier Rolin et sa femme Guigonne de Salins – que la visite n'était possible que de deux à quatre heures. Et il en était cinq ! Je dus donc rebrousser chemin, fort déçu et choisis néanmoins de faire contre infortune bon cœur en visitant le reste de la cité.

Toujours à pied, je m'efforçai de joindre le clocher aperçu lors de mon entrée dans Beaune mais il se dérobait à mes recherches. Les toits pourtant ne sont guère élevés. Les gens d'ici n'ont pas la chance d'avoir une Tour Eiffel qui, quoique paraissant toujours d'une proximité trompeuse du fait de sa hauteur, permet pourtant une orientation aisée et fiable. Je me mis donc à errer sans but, de places en ruelles, de rues en boulevards et il me sembla que mon passage suscitait une curiosité certaine. Etait-ce mon accoutrement de sportif ? Mon air peut-être ahuri ? Ou mes nobles épaules, belle étrave au-dessous d'un visage avenant ? Je n'avais plus le fallacieux espoir de rencontrer ici Messire Inconnu. Par contre, et l'on sait que je n'y suis pas insensible même si une réserve bien naturelle m'oblige à cacher mes émois, je vis en ville tant de jeunes brunes dans les parages, que je compris vite l'inanité de ma préférence baroque. Peut-être cette idée ne peut se soutenir que dans une forêt enchantée ou, plus prosaïquement, dans un village de campagne assommé d'ennui ? Ou dans la moiteur ensorcelante des nuits d'été lorsque les adolescents fiévreux ne parviennent pas à trouver le sommeil ? Quoi qu'il en soit, ce n'était pas encore l'ouverture de la chasse aux demoiselles, mais bien l'heure des éblouissements touristiques, avec ou sans clocher rouge. Mon errance finit par me conduire à un boulevard ombragé qui m'amena près de la gare. J'apercevais en contre-bas les anciens fossés de la ville, avec les vestiges fort imposants des remparts. J'ai admiré en particulier certaine vieille tour ronde, ventrue à souhait, pierraille grisâtre rongée de mousses et de lichens et je devais apprendre par la suite que ce vestige appartient aux B***, branche aînée de ceux de Mézière. Comme le monde est petit et la gloire vite effritée !

De retour vers la place Carnot, ne sachant plus quel monument visiter, à part l'hospice, je m'attablai à une terrasse de café. Fort heureusement, elle était quasi déserte et je pus m'installer à l'ombre. Mourant de soif, je me gorgeais de limonade tout en surveillant les allées et venues sur la place. Cela m'amusait d'entendre ronfler tout autour de moi les « r » si caractéristiques de l'accent bourguignon. Mais le temps passait, j'avais la sensation sinon de le perdre, du moins de le sous-utiliser. Ma bouteille de limonade était séchée depuis belle lurette. Je décidai donc de me remettre en campagne et, une fois de plus, je fis confiance à mon flair qui poussa mes pas nonchalants en direction du centre ville. Il faisait déjà moins chaud et les rues en cette fin d'après-midi étaient plus animées. En fait, la ville de Beaune est davantage ville, plus exactement ville ancienne, que Lons-le-Saunier. Les rues y sont plus étroites, les places plus resserrées, avec un je ne sais quoi de moins ouvert, de plus tortueux. Mais il y a davantage de magasins, dont la plupart sont chics et modernes. En un mot, bien que le chiffre de la population soit à peu près identique, on jurerait que Beaune est deux fois plus importante que sa sœur jumelle. Quant aux monuments anciens, ils y sont à l'évidence plus nombreux et plus remarquables. C‘est ainsi que j'ai observé un beffroi assez impressionnant, grosse et haute tour carrée plutôt massive mais probablement restaurée avec une application un peu appuyée, car l'apparence des pierres me fit d'abord prendre l'édifice pour quelque spécimen de l'art munichois, genre la Samaritaine à Paris. A y regarder de plus près, toutes les autres caractéristiques – toiture à flèche, clocheton, horloge et croisées – révèlent bel et bien un pittoresque moyenâgeux.

Autre point de vue plus intéressant pour don Quichotte, moins architectural certes, mais spontanément évocateur : l'élément féminin. Comme à Dijon, que je connais un peu pour l'avoir visité deux fois l'an dernier, l'espèce féminine est ici d'un physique plutôt agréable, traits et stature, malgré une tendance certaine à l'embonpoint, surtout les très jeunes filles. Feraient-elles un abus inconsidéré de gaudes ? Ceci noté, et ce genre de charme urbain disons enveloppé n'étant pas absolument rédhibitoire, leur coquetterie m'a semblé d'assez bon aloi, une sorte de vivacité claire et pétillante, là encore absente chez les jouvencelles lédoniennes. Affaire de goût sans doute, et je ne jurerais pas être un expert en la matière. Conclusion (provisoire) : si les Bourguignons sont de gais vivants, les Beaunaises, comme les Dijonnaises, m'ont paru plutôt prédisposées à rechercher étourdiment les hommages du sexe fort, sans doute un tantinet « folles de leurs corps » comme il est dit en Bretagne à propos des jolies Paimpolaises. Souventes fois, j'ai espéré retrouver ce jour-là une ombre plus gracile, plus mystérieuse. Vain mirage… J'imaginais même, abruti devant ma limonade quelques minutes auparavant, un étrange stratagème me permettant de sauver la face et d'atteindre en tout bien tout honneur mon bel objet d'amour tant convoité. Puisqu'il est dit dans les romans que certaines filles se travestissent en garçons pour quelque aventure sentimentale ou diplomatique, pourquoi une accorte Beaunaise ne se serait-elle pas, par magie ou rouerie typiquement féminine, glissée dans les chausses de mon sans pareil Alban ? L'inverse, encore plus friand, pouvait être considéré : pourquoi un charmant page ne voilerait-il pas ses formes sous d'amples jupons tout en conservant son fin minois ? Ainsi, quel que soit l'ordre du truchement, les apparences seraient sauves, la morale intacte, et il serait bien temps plus tard de réajuster les choses en vérifiant quelque preuve secrète. Balivernes ! Utopie hélas saugrenue et fort coupable ! La plus élémentaire observation fit crouler immédiatement cet ubuesque château en Espagne – un de plus - : en scrutant toutes ces demoiselles si pressées de faire leurs courses, insensibles à mon charme et à ma soif ardente, certaines d'entre elles riant même à gorges déployées en se hâtant à petits pas serrés sur le pavé tout en secouant leurs trop lourds appâts, hélas, dis-je, don Quichotte esseulé ne trouva pas sous les remparts de Beaune, pas plus que dans le château envoûté au milieu des bois, un entreprenant Chevalier d'Eon travesti en douce et tendre Dulcinée du Toboso !

Emergeant comme hébété de ma limonade et de mon illusion, j'avais donc remonté le boulevard de la Gare par une allée de platanes puis par une artère très commerçante, genre Chabot-Chauny à Dijon mais en plus modeste. De loin, je pris fort naïvement le Tribunal de Commerce pour quelque église mais mon erreur de jugement était compréhensible : c'était sans doute à l'origine un lieu de culte, preuve en est l'abside ramassée du monument, très volumineuse et en forme de croix grecque. Ma curiosité se faisant de plus en plus vive à mesure que de nouvelles perspectives se découvraient à mes regards, j'ai poussé une pointe sur la route de Dijon jusqu'à une sorte d'Arc de Triomphe, d'un caractère fort académique, froid et compassé. La porte St Martin à Paris, quoique plus imposante, peut en donner une bonne analogie. Avais-je encore l'espoir de rencontrer en ville Messire Inconnu, déguisé ou non, subterfuge qui aurait d'ailleurs compliqué nos retrouvailles en jetant sur mes orbites une taie de suspicion, comme l'apôtre Thomas au pied du divin Maître ? Non, très sincèrement non, (et ce soir, dans ma chronique quotidienne, je pense être d'une sincérité extrême, frôlant même parfois quelque impudeur dont il me faudra avoir contrition). Juste certains regards furtifs sur les trottoirs, hélas aussitôt démentis et sans répartie, à peine quelques bouffées imaginaires surtout lorsque je croisai, près d'un somptueux jardin public, de nombreuses jeunes personnes élégantes, raquettes de tennis sous le bras. Ce sport, me dis-je (moi qui pratique assidûment) affine judicieusement leur silhouette. On ne daigna pas me jeter le moindre regard, sans doute avais-je une apparence de péquenot désorienté. Mon vieux clocher rouge me permit de sauver la face : je le découvris soudain. Mon mouvement tournant avait donc réussi ! Je le terminai, habilement ma foi mais avec lenteur, par une certaine place Marey rehaussée en son centre d'un monument chevalin ultra-moderne et fort laid. Alentour des ruelles désertes, peu engageantes, flanquées seulement d'études de notaires, d'avoués et autres personnes secrètes du même acabit. Le clocher rouge appartient à l'église Notre-Dame que j'atteignis par le côté abside. Cette abside est formée de deux parties rondes superposées, la plus basse bordée de chapelles également circulaires. De nombreux arc-boutants rayonnent autour de l'abside et inscrivent haut dans le ciel des hiéroglyphes minéraux si caractéristiques de la période médiévale. Enfin, comme un point sur un i – mais le clocher n'est pas jauni, quoi qu'en dise le Poète ! – le fameux gros campanile à toiture rouge avec de gracieuses ogives. Nulle lourdeur évidemment, les gens de cette époque savaient construire car la foi donnait des ailes à leur architecture audacieuse.

Très impressionné, j'entrai par une porte latérale, du côté du transept. Dès l'abord, j'ai reconnu le haut intérêt de ce monument et je passai une demi-heure délicieuse à le visiter avec une grande méticulosité. L'église Notre-Dame est une vaste vaisseau à trois nefs et son chœur sous le transept comporte à l'arrière des chapelles rayonnantes, mais le style m'en a paru assez confus. En fait, on jurerait une église commencée dans le style français avec des réminiscences de roman bourguignon dans le chœur et les chapelles latérales. La voûte, par contre, et les gros piliers de la nef centrale sembleraient finis ou refaits durant la Renaissance. Bref, c'est bizarre, très piquant pour la sagacité, pas du tout déplaisant au demeurant car cette apparente hétérogénéité n'enlève rien à la grandeur de l'ensemble. A l'arrière du chœur sont creusées de nombreuses chapelles que j'examinai une à une. Celle qui est près de la porte d'entrée m'a semblé la plus originale avec ses vitraux en grisaille, des restes de fresque hélas fort dégradés, quelques inscriptions latines que je réussis à traduire assez facilement, enfin de massives pierres tombales. Mais le plus remarquable dans cette église, ce sont sans conteste de splendides tapisseries flamandes ornant le pourtour du chœur. J'ai eu la chance et l'insigne honneur qu'elles aient été exposées en l'honneur de la fête mariale de l'Assomption sans qu'on eût encore songé à les ôter. Quelle merveille ! Les tons m'en parurent si vifs, si chatoyants que ces étoffes paraissaient avoir été tissées la veille. Un travail somptueux qui fait le bonheur des yeux par sa vivacité et son harmonie. J'aurais volontiers fait monter vers la voûte quelque hymne d'action de grâces mais je me sentais sans voix et passablement tiède dans ma ferveur chrétienne. Seulement une impression de paix intérieure, de ravissement tranquille sans doute accentué par la lumière du soir et les buissons de cierges çà et là disposés. En place et lieu de psaume, adossé à un pilier, je marmonnais l'incantation du grand Charles, que je sais évidemment par cœur du début à la fin : « J'ai longtemps habité sous de vastes portiques que les soleils marins teignaient de mille feux et que leurs grands piliers droits et majestueux rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques… »

Ivre de couleurs et de ces sonorités magiques, je sortis de Notre-Dame presque en titubant. Les teintes de la cité avaient changé, ses contours adoucis car il était près de sept heures. Il fallait me hâter puisque j'avais encore de la route à faire et que Rossinante devait piaffer d'impatience sous son porche. Regagnant d'un bon pas la place Carnot, je fis dans la rue commerçante précédemment remarquée l'achat de quelques cartes-postales. J'eus de la chance, car le boutiquier s'apprêtait à fermer. Et c'est d'un cœur léger, avec un plaisir infini, que je me retrouvai en selle. S'il n'avait pas été si tard, j'eusse encore flâné et siffloté en pédalant mollement. L'air était doux, je quittais une obscure ville provinciale déjà presque somnolente pour recouvrer la pureté et la liberté de ma campagne. Les regards de ces citadins, par ailleurs blasés de toutes les merveilles que leur cité recèle, m'avaient semblé à la fois presque trop insistants à mon égard et en même temps vides, d'un vide dépourvu de noblesse. Des épiciers, des clercs embusqués, un mendiant grognon, et quelques donzelles prétendument sportives ou s'étourdissant au plaisir des emplettes d'une manière superficielle… Sans doute étais-je trop sévère, presque injuste, mais l'harmonie de l'église transfigurée par les vers entêtants de Baudelaire m'avaient rendu toutes choses plates et dérisoires, sans aucun éclat. Seul trouvait grâce à mes yeux ce bocage bressan que je parcourais à présent en sens inverse, s'alanguissant aux derniers feux du couchant tandis que quelques diamants minuscules piquetaient ça et là les cieux. L'air était doux, encore tiède et Rossinante plus fringante que jamais. Elle caracolait sans efforts, malgré les ornières du chemin provoquant dans le guidon et surtout dans mes reins une trépidation de forte amplitude. Il n'empêche, je me sentais insouciant et presque aérien, l'âme pour une fois comblée à l'approche du soir.Je conclus brièvement cette chronique. Je n'ai pas envie, même en résumant, de narrer le reste, les retrouvailles, les questions oiseuses, le repas, la dispute entre Geneviève et Madeleine, trop de trivialité domestique. J'étais si impatient de rejoindre ma chambre, la fatigue a été un bon prétexte. Calme et solitude après tant de presse. Le silence, quel havre ! Je me sens plutôt las ce soir, c'est bien vrai, mais d'une lassitude saine, presque rassasiante. Mon moral en est comme requinqué, surélevé par toutes ces choses artistiques contemplées ainsi que ces mille curiosités qui m'ont follement diverti au travers des places et des rues, malgré cet esprit critique exacerbé qu'il me faudra bien tout de même corriger. Et malgré maintes et maintes déceptions depuis le début du mois, j'ai en m'endormant (je dors déjà assis, le nez sur mon cahier !) une pensée émue pour ce village de St loup que je suis à la veille de quitter. Ni mer ni exotisme bien sûr, ni tapisseries chamarrées, ni flots bleus roulant sur l'île Bourbon, rien à voir avec la route des Indes - dans mon trou perdu, le Poète se serait morfondu ! -, non, rien de tout cela, la calme et plate Bresse, mais certaines impressions, certaines nostalgies font fi de la géographie, abolissent le temps et les saisons. Une étrange vibration relie quelques êtres privilégiés. J'ai éprouvé cette communion tout à l'heure dans la tendresse vespérale. C'est moi qui me sentais quelque part relié ! Etonnamment harmonieux. Et cette nuit, à l'heure des grillons, cette harmonie encore … J'ai eu, je l'avoue, juste avant d'éteindre la lampe, une pensée poignante pour ma fantasmagorie, mais sans violence ni récrimination, sans âcre regret puisque je m'en vais et point ne reverrai cet impalpable jeune homme, non, juste la caresse des mots susurrés à Notre-Dame, ces quelques rimes fluides qui endorment ma chère folie, l'apaisent, l'accompagnent en douceur vers cette étrange contrée où, novice, je m'aventure en tremblant, crainte ou désir ? je ne saurais le dire.


« J'ai longtemps habité sous de vastes portiques…
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes
,Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
»

Post scriptum : Mazette ! (comme s'écrie souvent tante Hortense), si la poésie n'existait pas, je crois bien que la solitude me ferait crever.A SUIVRE