Cet été plein de fleurs

Journal romanesque
(Août 1919 – Août 1920)

Pour nos mères et nos sœurs

Avant-propos

Paul s'est noyé le 15 août 1920. Il aurait eu vingt ans le surlendemain. Cet accident laissait quatre sœurs et une mère anéanties, le père – musicien bohème – ayant depuis longtemps déserté le foyer.
J'ai retrouvé par hasard les huit derniers cahiers de son Journal (« Mes Chroniques » n°XLI à XLVIII, d'août 1919 à août 1920) où danse une fine écriture violette éclairée ça et là de lavis. Tout de suite, je me suis emparé de ce manuscrit : Paul, lui, s'est emparé de moi ! Ses émotions ranimaient les miennes, mes mots sculptaient les siens. Dès les premières lignes (péniblement déchiffrées), nous nous sommes infiltrés. Plus que l'osmose, la transsubstantiation : je devenais lui ! Paulus est enim corpus meum. Sacrilège ? Non, pur miracle littéraire : écrivant sous la dictée d'un regard profond – photographie épinglée au-dessus du clavier – je me suis transfusé en ressuscitant Paul, en redonnant vie aux paysages du Jura qu'il aimait tant parcourir à vélo, à ses incessantes interrogations sur un avenir qu'il peinait à discerner, aux êtres chers dont il voulait affectueusement se déprendre (entourage essentiellement féminin). Mes paysages, mes interrogations, mes détachements… Plus que tout, comme tout adolescent, comme tout être humain, Paul aspirait à aimer, peut-être davantage à aimer qu'à l'être en retour. Encore fallait-il découvrir le visage élu : cousine séductrice ou Messire Inconnu ? Troublant et éternel mystère des êtres authentiques qui se cherchent sans relâche pour advenir à eux-mêmes sans fard.
Au fil des pages, alors que des feuillets jaunis de L'Economie Ménagère émerge peu à peu une époque corsetée et saturée de religion, j'ai découvert un jeune homme étincelant, sensible, tourmenté, drôle, lucide, d'une insatiable curiosité, avec les défauts (charmants) de ses qualités, contemporain pour tout dire et, par la seule magie des mots - les siens, les miens sans cesse entrelacés -, j'ai éveillé un être à jamais jeune et beau : Paul l'Immortel ! Ce sont les derniers fragments de son Journal que je livre ici – une année de vie parisienne entre deux étés campagnards - pages d'étudiant que j'ai décryptées, assimilées puis orchestrées. Délicieux labeur : chaque jour, passion et patience combattaient en moi, notre œuvre prenait forme trop lentement à mon gré tandis que l'échéance par avance me poignait le cœur puisque je la connaissais et la redoutais, puisque j'avais spontanément élu Paul pour le façonner fils, frère et amant. Et aussi alter ego : cet adolescent vibrant que je n'ai pas pu ni su être – lancinant regret - et que mon « don Quichotte de Montclairgeau » (comme il aimait à se désigner par ironie) m'a permis de devenir sur le tard, à quelque soixante années de ma naissance et à plus d'un siècle de la sienne.
Mais qu'importent les années qui passent… Les mots possèdent assez de force pour redonner vie aux souvenirs et assez de douceur pour soulager certains maux lorsqu'on en fait le récit. Le temps est aboli : le passé est mort mais le texte palpite, le présent est réenchanté car la langue est baume et parure. « La réalité est fiction, l'écriture est vérité : telle est la ruse du langage. » (Barthes). Et l'ineffaçable fidélité. Tel a été notre funeste bonheur. Tel est à présent mon espoir : que chacun de mes lecteurs s'attache à cet enfant perdu emmailloté dans mes mots autant que dans ses rêves, qu'il le berce, le réchauffe et l'adopte à son tour.

St-Loup-de-la-Salle, 16 août 1919
Boulogne-Billancourt, 25 avril 2008


[Chronique de Paul Siméon. Cahier n°41]

Saint-Loup-de-la-Salle. Ce samedi 16 août 1919

Bizarrement, ce nouveau matin est né dans une fraîcheur de rentrée et un parfum vaguement automnal. Ce répit fut d'ailleurs de courte durée et le reste de la matinée a été aussi caniculaire que les jours précédents.
Quinze jours déjà que me revoilà en Bourgogne. Dans quelques jours, ce sera le départ pour mon cher Jura. Paris est loin, Elisabeth aussi… Et je sens poindre l'ennui et la plate conformité à laquelle un jeune homme de mon âge et de mon rang doit allégeance. Me restent heureusement le soleil, la rivière, une nonchalance en guise d'indépendance et surtout, entre les pages de ce nouveau cahier, les pépites de quelque amour insensé que je continue de collectionner, là, dans le secret de ma mansarde, sans rien me cacher, sans rien m'épargner, au milieu d'un flot de trivialités et de séculaires rituels qui m'amusent plus qu'ils me répugnent. Et puisque c'était aujourd'hui la fête du village, nous avons assisté, comme chaque été, à une deuxième grand-messe. On honorait en effet St Roch, second patron du pays, dont le large chapeau, le genou saignant et le chien nourricier se détachent en effigie dorée au fond de la nef. Avant l'office, une escorte précédée de musiciens armés de flûtes, hautbois et cornets à pistons a apporté la statue du saint ainsi que la brioche bénite. La barrette sur le nez, écarlate en ses dentelles, M. le curé attendait pour se poster humblement en tête du cortège et faire en grande pompe le tour du sanctuaire. Nous sommes entrés ensuite dans les nefs basses remplies de paysannes. Dieu merci, la messe m'a semblé plutôt courte et j'avoue avoir été rempli de distractions, songeant à mon inconnu de l'Assomption. Sur le parvis, mes sœurs et moi avons fait la connaissance de la grand-tante douairière Léontine de B*** que nous dûmes saluer dans les règles de l'art. Mais hélas, pas de jeune étranger en vue. Depuis hier, j'ai décidé de l'appeler Messire Inconnu.
Après déjeuner, avec la plus jeune de mes sœurs, je suis parti à pied taquiner les poissons de la Dheune, non loin du moulin, dans un coin de peupliers et de saules, en bordure d'un vaste pré constituant une île encerclée par les deux bras de la rivière. C'est là, à leur intersection, non loin d'un ancien ponton moussu, que j'aime faire trempette, parfois avec les cousins, le plus souvent seul. Et le courant, malgré la fraîcheur de l'onde, procure à tout mon corps d'étranges picotements de liberté. Dommage que je ne sache toujours pas nager. Mais, comme l'eau est peu profonde en cet endroit, j'aime me laisser glisser, porter sur le dos, immobile, jusqu'à l'écluse. C'est délicieux, un peu trop plan-plan à mon goût. Quand je saurai parfaitement nager, voici le projet que je caresse en secret : traverser de nuit l'étang dans sa grande largeur, d'autant plus que la baignade y est formellement interdite. Triple défi ! Pour en revenir à ma partie de pêche improvisée, j'ai aujourd'hui joué de malheur, cassé un hameçon, langui pour rien. Ni tanche ni goujon ! Je suis revenu penaud et bredouille vers cinq heures ; Geneviève m'avait précédé et nous prîmes le thé à la maison. Un grand vent d'ouest venait de se lever.
Une heure plus tard, en proie au désœuvrement, je suis allé retrouver Mère et les trois petites sur la place de l'église. Un manège avait été monté deux jours plus tôt en prévision de la fête patronale. Tandis que mes jeunes sœurs tournaient avec délices sur les chevaux de bois au son de valses connues mais horriblement écorchées par l'orgue de barbarie, je m'en fus vers la baraque de tir. Mère me suivit du regard et je sentis dans mon dos son reproche muet. Elle n'aime pas les armes à feu, tout ce qui lui rappelle la guerre et la force virile lui fait horreur. J'ai haussé les épaules. Je fis un tir au Lebel et mon application fut récompensée : quel carton magnifique ! Mais ensuite je voulus tirer au revolver automatique à six coups, un ancien modèle à barillet. J'ai tiré deux fois douze balles sans même atteindre le carton ! C'était la première fois que je tirais avec une arme pareille. A vrai dire, je n'y prends pas un grand plaisir mais les armes sont l'armure de ma timidité et de mon orgueil souvent ombrageux. C'est moi l'homme de la famille ! Je n'en ai guère la carrure, mais il le faut bien en ces temps difficiles. Et je sens en moi une telle énergie secrète à libérer ! Si l'eau de la rivière l'apaise et la canalise, les brusques détonations et l'odeur de poudre la font éclater brutalement dans une violence qui me terrorise délicieusement. Mais ce jour-là, ce ne fut pas la jubilation convoitée. Trop d'application nuit… Bref, pour en revenir au fameux revolver, la détente en deux temps, fort dure, me faisait trembler le poignet. Plus je m'appliquais, plus je tremblais en visant et chaque détonation d'une violence extrême me procurait un soubresaut sauvage. Je fus très marri de mon insuccès et surtout par les remarques narquoises de quelques moutards oisifs qui me regardaient tirer et prenaient le tremblement de mon poignet pour de la peur. Cette blessure d'amour-propre, encore aggravée par leurs quolibets puérils, a assombri le reste de ma soirée, étouffante malgré le vent d'ouest qui, en cette saison, est un souffle chaud. Au salon, les discussions allaient bon train entre Mère et un couple de parents qu'elle avait retenus pour le dîner ainsi que l'archiprêtre de St-Bonnet-en-Bresse. La nouvelle de la mainmise de l'insatiable Albion sur la Perse agitait les esprits et plus encore les langues déliées par le Porto. C'était pourtant une nouvelle prévisible pour peu qu'on connût élémentairement comme moi la situation d'avant la guerre et qu'on ait suivi la diplomatie anglaise en Orient durant le conflit. Il n'empêche, ce coup de force politique, amplement et assez niaisement commenté au château, a provoqué en moi une colère de plus en ce jour festif, et néanmoins banal, sans réussir à abattre le plaisir que j'éprouve de me retrouver à St Loup ni l'enthousiasme que je professe pour les jours à suivre.

Dimanche 17 août 1919. Dix-neuf ans aujourd'hui ! Visite à Mézières

J'ai passé, je ne sais pourquoi, une nuit très nerveuse, très agitée. Un horrible cauchemar, peu après minuit. Puis, c'est mon habitude pernicieuse qui m'a à nouveau éveillé sans crier gare… Je m'étais posté ensuite à la fenêtre. Le parc, baigné de lune, paraissait pétrifié, irréel. J'ai dû contempler longtemps cette scène, l'esprit vague, ma chemise semblant absorber toute cette blancheur. Au matin, pas moyen de sauter hors du lit. Je me sentais las, confus, vaguement honteux. Esprit cotonneux dans un corps de plomb. Je parvins pourtant à descendre à l'office peu avant neuf heures. Mère m'en fit la réprimande (sans sévérité excessive il est vrai), car les petites avaient déjà déjeuné et Marinette attendait pour desservir.
L'ensemble de la journée a été moins chaud que les jours précédents, car le ciel est resté couvert une grande partie de l'après-midi. Rien de bien neuf ni de bien intéressant à mon actif en ce dimanche si ce n'est hélas ! que j'ai dix-neuf ans aujourd'hui – déjà – et que je suis toujours Gros-Jean comme devant par suite de mes piètres tentatives sentimentales.La matinée a été prise par la grand-messe. La troisième puisque l'Assomption est tombée un vendredi cette année. A la sortie, juste devant les chevaux de bois, j'ai vu un petit brun, assez joli ma foi, jeune paysan sans doute. Endimanché des pieds jusqu'aux oreilles, il ne pouvait s'empêcher de faire claquer dans sa main droite un long fouet rageur. Ces claquements m'ont troublé, le regard aussi car il était sournois.
Au déjeuner, mon anniversaire a été sablé par un peu de mousseux et, en l'honneur de mon dix-neuvième été, l'oncle Octave m'a fait cadeau d'un cigare… mon premier cigare ! Un Coudrecitos que j'ai fumé avec délices et application. L'après-midi, je comptais derechef aller à la pêche mais la météorologie ne me sembla pas propice. Mère me pria donc de conduire une fois de plus mes sœurs au manège. Je le fis sans trop me faire prier car peut-être reverrais-je le garçon au fouet qui m'avait tant déplu et fasciné. Il ne se montra pas, nul claquement de fouet tandis que les valses mécaniques m'exaspéraient de plus en plus. Tournez, tournez, bons chevaux de bois, tournez mille tours ! Moi, je n'avais pas le cœur à la fête. Mon âme, rivée à son dégoût, n'avait guère envie de virevolter ! Rempli d'une humeur sombre, je consentis à accompagner Mère en visite chez les B*** à Mézières, au bout d'une longue route poussiéreuse qui m'a paru interminable. Mère était heureuse de marcher en ma compagnie, fière de son grand fils, moi qui, quoique affectueux, me sentais au tréfonds si esseulé. Que lui dire qu'elle pût comprendre ? Elle me dit regretter l'absence de Cécile mais, connaissant bien ma sœur et constatant la rareté de ses courriers, je doute qu'elle vienne nous rejoindre dans ce trou perdu.
A la grille de la propriété, cousine Toumy et son fils Jacques nous attendaient et nous sommes entrés ensemble dans le parc qui est vraiment superbe. Nous nous sommes assis sur un banc, à l'ombre d'un tilleul plus que centenaire (cousine Toumy prétend que son ombre est nocive pour les bronches et elle en fait chaque fois la remarque) puis tante Hortense a paru : vénérable, impotente et goutteuse, presque triomphante dans sa voiture d'invalide. Sa grosse masse informe m'a toujours vaguement dégoûté, surtout lorsque j'étais enfant, mais je dois dire qu'elle a des yeux pétillants de tendresse, deux billes pervenche qui illuminent son visage parcheminé. Une allégresse inattendue, presque saugrenue, sorte de protestation contre le mauvais sort qui lui est fait depuis plus de quinze années, je crois. Je l'ai donc embrassée sans trop de déplaisir. Comme ces dames devisaient sous leurs voilettes (presque indifférentes à l'agressivité de myriades de moucherons grands amateurs de babil féminin), je m'ennuyai bien vite. Jacques ne pipait mot et son regard globuleux me navrait. On le chargea enfin de me faire visiter les antiquités du château, construit sur les restes d'un monastère.
D'une démarche sautillante, avec un discours affecté – sans doute par timidité – le garçon me montra d'abord la cuisine où une pierre tombale d'évêque sert de pierre d'évier (sans doute le clou de la visite). J'eus droit ensuite à la salle à manger où je dus me pâmer devant je ne sais plus quoi, puis au grand salon où triomphent dans la pénombre de splendides et inestimables tapisseries des Gobelins représentant six fables de La Fontaine. J'aurais aimé abréger, m'échapper vers la Dheune mais mon guide me tenait, fier de la mission civilisatrice dont on l'avait chargé. Jacques est mon unique rival dans le pays, 16 ans à peine, un gamin. Il est gros et court, n'a l'air ni dégourdi ni très cultivé, ni distingué surtout, rien à voir avec sa mère (malgré ses rondeurs disgracieuses). Ce n'est donc pas un rival bien dangereux, juste un brave garçon pour qui la nature a été chiche de présents et qui compense en s'appliquant. J'eus donc droit à la visite complète. Une fois hors du bâtiment principal, le bon Jacques me fit admirer une antique porte cintrée coiffée d'une énorme vasque en pierre. Les motifs floraux, finement sculptés, méritent, me dit-il, la plus vive attention mais il ne sut me préciser de quel Louis royal il s'agissait. Je fis à nouveau une pause méditative avant de me traîner à sa suite dans la grange où de poussiéreuses niches en pierre constituent l'unique et prestigieux reliquat des ancêtres cisterciens. Sur le chemin du retour vers St Loup, en compagnie de cousine Toumy, la conversation fort heureusement me ramena au vingtième siècle. Nous avons beaucoup parlé de la capitale, des traditions estudiantines, du denier monôme de l'année qui m'a tant amusé. Jacques ne disait rien, shootant machinalement dans une pomme de pin.Voilà donc une nouvelle journée qui s'achève. « Une de plus en moins ! », plaisante souvent oncle Julius. Moi, je dis : vivement demain. Après m'être activement livré au plaisir de la pêche, je compte bien battre les environs de St Loup, jusqu'à ce que je retrouve le cycliste de vendredi dernier qui m'a tant intrigué… A moins que Mademoiselle Suzanne, ma nouvelle voisine qui doit arriver mardi, ne tombe juste à point pour faire diversion. On la dit charmante et moderne. En tout cas, au coucher du soleil, j'ai songé avec une certaine mélancolie à Paris, à Zabeth surtout : comme l'oubli vient vite ! Je l'entends me redire : pas une semaine, pas une seule semaine sans toi, sans qu'on s'écrive. L'amitié à la vie à la mort ! Je hais l'été pour son indolence, ses plaisirs superficiels, cette touffeur dissolvant les liens, anesthésiant les résolutions les plus enflammées. Comme si le temps et la nature étaient pétrifiés, la vie en jachère. L'oubli ! L'exil. Puis l'anéantissement… car il en sera de même pour tout. Tout ce qui nous enthousiasme dans l'instant, tout ce que l'on aime, qui nous fait vibrer, jusqu'à ce « 19ème » dix-sept août, date historique, épopée familiale, anniversaire planétaire digne de la plus mémorable commémoration. Mais avant, il y en a déjà eu dix-huit autres… et après, deux ou trois fois plus, dans le meilleur des cas, peut-être moins… Tout ça pour mériter l'éternité, pardon ô scribe étourdi, l'Eternité avec la majuscule, la pompeuse, la terrible, l'impardonnable Eternité qui faisait déjà frémir Horace : « Eheu Posthume ! »


(à suivre)