Le Nouvel Observateur. – Quarante après Mai 68, quelles leçons de vie donneriez-vous à un jeune de 20 ans aujourd'hui ?

Raoul Vaneigem. – Je ne suis ni maître à penser ni donner de leçons. Je souhaite seulement que chacun apprenne à mener son existence selon ses désirs et en ce qu'elle a de plus riche : l'expérience de l'homme en voie d'humanisation s'affranchissant de ce qui le réduit à l'état de marchandise. Eriger sa vie en modèle, c'est la figer dans une forme où elle se vide de sa substance. Je me borne à témoigner de mes tentatives de vivre mieux dans un monde où je sais que le bonheur d'un seul est inséparable du bonheur de tous. Se fonder sur la pulsion de vie afin de l'affiner me paraît le meilleure et la plus agréable façon de construire sa destinée, à l'encontre des entraves d'une économie qui exploite l'homme et la terre. Celui qui conforme sa vie aux critères de réussite et d'échec a déjà renoncé à vivre.

N.O. – Vous écrivez qu'il « s'est produit en mai 1968 un séisme et une rupture avec le passé d'une magnitude jamais atteinte dans l'histoire. » Qu'en reste-t-il ?

Raoul Vaneigem. – Même si les idéologies au rancart et les vieilles décrépitudes religieuses sont aujourd'hui rafistolées à la hâte et jeter en pâture à un désespoir dont l'affairisme au pouvoir tire profit, elles ne peuvent dissimuler longtemps la mutation de civilisation que mai 68 a mise en lumière. La rupture avec les valeurs patriarcales est définitive. Nous nous acheminons vers la fin de l'exploitation de la nature, du travail, de l'échange, de la prédation, de la séparation d'avec soi, du sacrifice, de la culpabilité, du renoncement au bonheur, du fétichisme de l'argent, du pouvoir, de l'autorité hiérarchique, du mépris et de la peur de la femme, de la subordination de l'enfant, de l'ascendance intellectuelle, du despotisme militaire et policier, des idéologies, du refoulement et de ses défoulements mortifères. Ce n'est pas un constat, c'est une expérience en cours. Elle réclame seulement plus de vigilance, plus de conscience, plus de solidarité avec le vivant. Nous avons besoin de nous refonder pour rebâtir sur des assises humaines un monde ruiné par l'inhumanité que propose le culte de la marchandise.

(…)

N.O. – Vous écrivez que « le travail dont nous avons toujours prôné le refus, exerce aujourd'hui un double effet de nuisance par son absurdité et sa raréfaction. » Existe-t-il une alternative ?

Raoul Vaneigem. – Ceux qui glorifient aujourd'hui le travail sont ceux-là mêmes qui ferment les entreprises pour les jouer en Bourse et les brader dans les spéculations boursières. Depuis que la tyrannie du travail s'est trouvée absorbée par la tyrannie de l'argent, un grand vide monnayable s'est emparé des têtes et des corps. Un puissant souffle de mort se propage partout. Le désespoir est désormais, avec la peur, la meilleure arme de l'oppression marchande. Elle rentabilise l'espoir en faisant de son déclin une vérité universelle qui proclame : accommode-toi d'un misérable aujourd'hui car demain sera pire. Il est donc temps de prendre conscience des chances offertes à l'autonomie individuelle et à la créativité de chacun. De l'avis même de ses promoteurs, le capitalisme financier est condamné à l'implosion à plus ou moins longue échéance. Cependant, sous cette forme sclérosée se profile un capitalisme redynamisé qui projette de rentabiliser les énergies renouvelables et de nous les faire payer alors qu'elles sont gratuites. On nous « offre » des biocarburants sous la condition d'accepter des cultures de colza transgénique, l'écotourisme va faciliter le pillage de la biosphère, des parcs d'éoliennes sont implantés sans avantages pour les consommateurs. C'est là qu'il nous est permis d'intervenir. Les ressources naturelles nous appartiennent, elles sont gratuites, elles doivent être mises au service de la gratuité de la vie. Il appartiendra aux collectivités d'assurer leur indépendance énergétique et alimentaire afin de s'affranchir de l'emprise des multinationales et des Etats partout vassalisés par elles. L'occasion nous est donnée de nous approprier les énergies naturelles en nous réappropriant notre propre existence. Là réside la créativité qui nous débarrassera du travail.

N.O. – Pourquoi vous sentez-vous plus solidaire que jamais ?

Raoul Vaneigem. – Ma solitude diffère de l'esseulement, elle est peuplée par un sentiment de solidarité. Les partisans de la volonté de vivre n'ont pas besoin de se connaître pour se reconnaître. Le combat d'un seul pour la vie est le combat de tous. Nous n'en sommes pas encore à faire primer le désir, la création, l'inventivité, la poésie sur la routine, l'ennui du travail, l'indignation larmoyante. Sur les murs de la grisaille existentielle qu'élèvent autour de nous les larbins politiques de l'affairisme refleuriront quelque jour ces mots de Loustalot qui, datant de la Révolution française, n'ont rien perdu de leur insolente nouveauté : « Les grands ne nous paraissent grands qu parce que nous sommes à genoux. Levons-nous ! »

N.O. – Qu'est-ce qui vous révolte le plus aujourd'hui ? <

Raoul Vaneigem. – La passivité, le fatalisme, la servitude volontaire, le fétichisme de l'argent, la prédation, l'enseignement concentrationnaire avec ses principes de concurrence, de compétition et d'obédience à l'économie, la stérilisation de la terre par la transformation du vivant en marchandise ; et le manque de créativité de ceux qui prétendent combattre la barbarie avec les armes de la barbarie et non par la puissance de la vie.


Propos recueillis par François Armanet et Gilles Anquetil
Le Nouvel Observateur du 10-16 avril 2008

Le prochain livre de Vaneigem « Entre le deuil du monde et la joie de vivre. Les situationistes et la mutation des comportements » paraît le 17 avril chez Verticales-Gallimard.