Le peuple chinois est artisan-né.
Tout ce qu'on peut trouver en bricolant, le Chinois l'a trouvé.
La brouette, l'imprimerie, la gravure, la poudre à canon, la fusée, le cerf-volant, le taximètre, le moulin à eau, l'anthropométrie, l'acupuncture, la circulation du sang, peut-être la boussole et quantité d'autres choses.
L'écriture chinoise semble une langue d'entrepreneurs, un ensemble de signes d'atelier.
Le Chinois est artisan et artisan habile. Il a des doigts de violoniste.
Sans être habile, on ne peut être Chinois, c'est impossible.
Même pour manger, comme il fait avec deux bâtonnets, il faut une certaine habileté. Et cette habileté, il l'a recherchée. Le Chinois pouvait inventer la fourchette, que cent peuples ont trouvé et s'en servir. Mais cet instrument, dont le maniement ne demande aucune adresse, lui répugne.
En Chine, l'unskilled worker n'existe pas.
Quoi de plus simple que crieur de journaux ?
Un crieur de journaux européen est un gamin braillard et romantique, qui se démène et crie à tue-tête : « Matin ! Intran ! 4ème édition », et vient se jeter dans vos pieds.
Un crieur de journaux chinois est un expert. Il examine la rue qu'il va parcourir, observe où se trouvent les gens, et, en mettant la main en écran sur la bouche, chasse la voix, ici vers une fenêtre, là dans un groupe, plus loin à gauche, enfin, où il faut, calmement.
A quoi bon ruer de la voix, et la lancer où il n'y a personne ?
En Chine, pas une chose qui ne soit d'habileté.
La politesse n'y est pas un simple raffinement plus ou moins laissé à l'appréciation et au bon goût de chacun.
Le chronomètre n'est pas un simple raffinement laissé à l'appréciation de chacun. C'est un ouvrage qui a demandé des années d'application.
Même le bandit chinois est un bandit qualifié, il a une technique. Il n'est pas bandit par rage sociale. Il ne tue jamais inutilement. Il ne cherche pas la mort des gens, mais la rançon. Il ne leur endommage que juste ce qu'il faut, leur retirant doigt après doigt qu'il expédie à la famille avec d'argent et sobres menaces.
D'autre part, la ruse en Chine n'est nullement alliée au mal, mais à tout.
La vertu, « c'est ce qu'il y a de mieux combiné ».
Citons une corporation, souvent méprisée : les porteurs.
Les porteurs, dans le monde, entassent généralement sur leur tête et sur leur dos ou leurs épaules, tout ce qu'ils peuvent. Leur intelligence ne brille pas sous les meubles. Oh non !
Le Chinois, lui, est arrivé à faire du portage une opération de précision. Ce que le Chinois aime par-dessus tout, c'est l'équilibre savant. Dans une armoire, un tiroir qui s'oppose à trois ou deux à sept. Le Chinois, qui a un meuble à transporter, le divise de telle façon que la partie qu'il accroche derrière fera équilibre à la partie qui accrochera devant. Un morceau de viande même, il le porte attaché à une ficelle. À une grosse tige de bambou qu'il porte sur l'épaule ces choses sont accrochées. On voit souvent, d'un côté, une énorme marmite soupirante ou un poêle fumant, et de l'autre, des boîtes et des assiettes ou un enfant somnolent. Il est aisé de voir quelle adresse cela demande. Et ce défilé a lieu dans tout l'Extrême-Asie.


Henri Michaux, Un barbare en Chine, Coll. Imaginaire, Gallimard

[Prochain sujet : la femme chinoise.]