Jusqu'à quel point les aspirations de ce printemps étaient chimériques, c'est ce sur quoi l'état présent du monde ne laisse subsister aucune équivoque. Prendre ses désirs pour la réalité, se dire, étudiant, solidaire de la classe ouvrière, français, juif allemand et partisan de la révolution cubaine, du combat des peuples vietnamiens, angolais, latino-américains, réfractaire à la recherche du profit pécuniaire comme axiome du vouloir pratique, à la consommation comme style de vie, tout cela a reçu des faits un tel démenti qu'à peine on peut croire, rétrospectivement, que pareilles convictions, volontés, parentés senties, aient été partagées, proclamées sous les chandelles nouvellement allumées des marronniers.

Et pourtant, ce qui se donne pour la réalité n'est rien d'autre que ce contre quoi 1968 s'insurgeait, l'injustice, l'absence de projet collectif exaltant (« la France s'ennuie »), les pesantes entraves à la passion française par excellence qui est, selon Tocqueville, l'égalité. Ce n'est pas impunément qu'on revient en arrière ou qu'on s'immobilise. La démoralisation, l'abaissement et l'altération du facteur subjectif, l'envie de pleurer ou de crier qu'on se surprend, dix fois par jour, à réprimer, dans la rue, au travail, dans le métro ou les travées de la grande surface, au stade, en lisant le journal ou devant la télévision, n'ont pas d'autre explication.

Nous valons plus et mieux que le spectacle sans éclat ni grandeur que nous nous donnons à nous-mêmes. Nous avons pensé autrement, voulu autre chose. La preuve, ce sont les voix dénigrantes qui voudraient clore ce chapitre de notre aventure où résonnèrent, prodigieusement, ces thèmes majeurs, la justice sociale, les Lumières, le souci de l'universel. Il n'est pas surprenant qu'un futur Président, qui était au berceau, en Mai, n'y voie que désordre et irresponsabilité. (…)

Le poète Jean-Paul Michel, qui marchait dans les rangs des enragés, la bouche au porte-voix, et ne se voyait pas survivre à l'été, rappelle qu'à la gaîté de ces jours s'ajoutait leur « insolente et rafraîchissante beauté ». Il n'est écrit nulle part que la vie que nous avons prise à bail sera si peu que ce soit suffoquée de joie, belle, un instant, au-delà de tout. Mais lorsqu'on a fait pareille expérience, il est difficile de s'accommoder du renoncement qui se donne pour du réalisme et d'accorder aucun crédit à la réalité.

Dépolitisés, atomisés, acquis à la valeur monétaire – négation de toutes les valeurs – au sport, à l'individualisme, à la culture d'experts… C'est ce que nous avons eu de meilleur que nous sommes en passe de perdre : nos âmes citoyennes, la générosité dont notre histoire n'est pas du tout exempte, l'identité très particulière que nous tenons de l'aptitude à abdiquer, parfois, notre particularité pour nous vouloir simplement hommes, libres, égaux et rien d'autre et, dans cette simplicité joyeusement consentie, nous tourner vers l'humanité.

Chaque printemps est une fête et, comme pour toutes les fêtes, c'est la veille son meilleur moment. Tout est noir et nu mais on a surpris, en passant, les premiers chatons, jaunes d'or, d'un saule mâle dans un bois défeuillé, un reflet de lumière neuve aux vieux murs, l'éclatante fioriture du merle dans le crépuscule qui tarde à tomber. Et comme rien ne peut faire que ce qui a été ne soit pas produit, on se surprend, quand on est sexagénaire du moins, à chercher d'autres signes. On ne peut croire que ceux qui vont et passent, avec le souci du matin, la fatigue du soir, les phrases nulles, irritantes, qu'ils disent dans leur portable, soient tombés tout à fait dans l'oubli d'eux-mêmes, du passé, de leur propre possibilité. Et c'est ainsi, pourtant, que quarante printemps se sont succédé…


Pierre BERGOUNIOUX, écrivain.

Dans Le monde des livres du vendredi 29 février 2008