Originaire d'Ephèse, en Asie Mineure, Héraclite vit à une époque troublée. Solon, le grand législateur d'Athènes, meurt lorsqu'il est encore adolescent. Cyrus le grand accède au trône de Perse. Il mettra fin à la déportation des juifs à Babylone, en -538. Son successeur, Darius Ier reprendra aux Grecs l'Asie Mineure, déclenchant la première guerre médique. Il perdra la bataille de Marathon en -490.
Contemporain d'Anaximène, Héraclite ne semble cependant pas être influencé par l'école de Thalès. C'est un penseur solitaire, volontairement hermétique, refusant de s'adresser au grand nombre. Il s'exprime souvent par aphorismes, concis, énigmatiques et parfois inachevés à dessein. Ses contemporains, déjà, l'appelaient l'Obscur. Pour nous, qui n'avons de lui que quelques fragments, la tâche de le comprendre est encore plus difficile. Comment interpréter, en effet, une affirmation comme : "A qui ne sombre jamais, comment échapperait-on ?" ou "Mais de la terre, l'eau naît, et de l'eau l'âme" ?
Héraclite prend pour principe premier des choses le feu, qui crée et détruit tout. En se condensant, le feu devient liquide, puis solide. A l'inverse, la terre fond et devient eau, laquelle redevient feu en s'évaporant. Ce double mouvement ne cesse jamais, de sorte que l'harmonie du monde n'est qu'apparente. Le monde nous semble stable mais en fait il n'est que changement. "Panta rhei, tout coule", déclare Héraclite. Et encore : "Ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, ce sont des eaux toujours autres et autres qui coulent sur eux".
Mais alors, si tout est changement, d'où vient notre impression de permanence ? Elle provient du langage, affirme Héraclite : les mots sont comme des étiquettes qui fixent le flux mouvant de la réalité. On use toujours du même mot de fleuve chaque fois qu'on se baigne, même si l'eau dans laquelle on entre n'est jamais semblable.
Toutefois, les mots nous trompent. En réalité, derrière l'apparence, le monde est le jouet de forces contraires. L'univers d'Héraclite est celui de la lutte des opposés, de la guerre et de l'embrasement. Peut-être y a-t-il un peu de pessimisme dans cette philosophie du devenir, car même la tradition a gardé d'Héraclite l'image d'un penseur austère et mélancolique. Pourtant, la combustion de l'univers n'a pas le tragique de fin du monde des mythologies germanique ou scandinave. Ici, "le temps est un royaume dont le prince est un enfant qui joue aux osselets" . L'implacable destin a l'allure d'un jeu de hasard.

Luc de Brabandere et Stanislas Deprez.