« Il était deux heures de l'après-midi. Je venais de quitter la salle d'études, la tête lourde, les paupières battantes, le front pâle abondamment couvert de fines gouttes de sueur et tout mon corps parcouru de rapides frissons : j'étais malade.Je poussai la porte grise du dortoir… Une odeur de sirop, de citrons pressés, de compotes et de tisanes fortes flottait dans la vaste salle. A mon entrée, deux duvets blancs frémirent et deux têtes ébouriffées et cramoisies jaillirent des traversins empilés contre les barres de lit. C'étaient deux camarades : l'un souffrait d'une arthrite, l'autre d'une forte grippe. Après m'avoir lancé un clin d'œil complice, ils s'enfoncèrent sous le moutonnement confus des édredons et des coussins… Une cuillère trembla dans un verre, tel un grelot fêlé qui sonnaille au loin. Un soupir plaintif s'échappa de dessous les draps : les deux malades s'étaient rendormis.

Je me dévêtis lentement puis m'enfonçai plus lentement encore entre mes draps frais et blancs… Mais mon lit me parut tout de suite une fournaise. Les draps mal tendus formaient d'innombrables plis qui agaçaient ma chair brûlante. La douleur et la fatigue traçaient des rides profondes sur mon front congestionné. (En face, dans la marge, annotation du professeur : « Trop chargé d'adjectifs et d'adverbes. ») De mon corps ramassé montait une odeur de laine et d'aigre sueur. Par moments, la douleur aiguë me faisait dresser brusquement puis, telle une épave que le flux abandonne au rivage, je retombais pâle et muet sur une grève humide et empoisonnée. Cependant, ce mal de tête affreux, cette douleur immense à la hauteur des sourcils, cette pression continue aux tempes qu'écrasaient les mâchoires implacables d'un étau invisible et mystérieux et ces frissonnements qui électrisaient mon corps, tout cela était pour moi une souffrance délicieuse. (Annotation dans la marge : « un peu lent ».) Mais mon mal ne semblait pas trop grave ; Depuis le matin, (Annotation : « Pas de majuscule après le point virgule) je tâchais de le faire passer avec force cachets. Le remède vint à moi tout seul : lorsque la cloche annonça le début des cours, je m'étais endormi.

A mon réveil, la douleur avait disparu. J'étais calme et reposé, rêvant doucement dans mon grand lit blanc dont le désordre trahissait l'agitation qui avait précédé cet heureux somme. Je me mis à penser, car en ces moments de doux repos que l'on pense le mieux. J'entrevoyais déjà le grand tablier blanc et la guimpe gracieuse de la religieuse, sans oublier bien sûr son grand plateau lourd de potions, de tisanes et de soupes bien chaudes ; j'entrevoyais encore les sourires confus et envieux de mes camarades, la surprise douloureuse de mes parents auxquels je n'oublierais pas d'écrire ce dimanche, les regards graves et réconfortants de mes professeurs, la curiosité polie de Monsieur le Supérieur qui me tâterait le pouls avec gravité (Mon commentaire d'aujourd'hui : le chanoine ne rêvait en fait que de me tâter autre chose !!! car, à 14 ans, j'étais son chouchou préféré…) et me parlerait doctement des palpitations de mon petit cœur affaibli. Quel réconfort ! Que de visages, que d'yeux osculteraient (sic), soupèseraient, interrogeraient ce corps malade, que dis-je, ce frêle petit corps pliant sous les souffles répétés de la fièvre. Tous viendraient à moi, si gentils, si inquiets ! Et l'on dirait partout : « J'ai été voir le petit malade de la classe de troisième. Quelle pâleur ! »On ne claquerait plus la porte du dortoir, on marcherait sur la pointe des pieds, on ne traînerait plus ses galoches cloutées et l'on chuchoterait en me montrant du doigt. Et moi, je savourerais sous ma serviette humide ce silence, ces visages, ces interrogations, ces hochements de tête, ces tisanes, ces soupes fumantes et épaisses… cette vie de sain malade, si douce, si charmante, si reposante. Et peut-être la nuit, à l'ombre des grands rideaux, cachant sous mon mouchoir ma noble trahison, je sourirais un peu, mais un tout petit peu… Il ne faut pas trop rire quand on est bien malade ! Et peut-être le jour, me levant en silence, j'irais voir mes amis comme moi affaiblis. Et si pour leur malheur, ils n'ont pas d'appétit, je me dévouerai bien, en toute charité, pour finir leurs desserts très lourds à digérer.

Que toutes ces idées me chatouillaient le cœur ! J'aurais certes aimé être presque à la mort. Je m'agitais en vain pour faire monter la fièvre en ignorant hélas que je n'en avais point. Le traître thermomètre indiqait (sic) 36° 8. Et le matin suivant, la sœur jugea très bon de me faire lever. (Annotation en marge : « Bien pour l'énergie »)

C'est ainsi que se passa cette étrange maladie qui m'obligea (‘dois-je dire « Hélas ? ») à sauter quelques cours rébarbatifs s'harmonisant d'ailleurs fort bien avec des matières non moins séduisantes. (En marge : ‘ »Obscur ») Cependant, une convalescence me semblait nécessaire. J'espérai une rechute, j'attendis tous les jours une complication. Mais à mon grand regret, sur la fiche médicale, le docteur du collège inscrivit en lettres majuscules : « Bonne constitution » !