Dans Les Croix de bois, Roland Dorgelès raconte la guerre de 1914-1918 telle que la vit un soldat sans grade. Lors des crues de l'automne, le narrateur traverse une région inondée où se sont déroulés, quelques mois auparavant, les premiers combats de la guerre.

Dans l'eau verdâtre, qui frissonnait à peine, les hauts peupliers plongeaient jusqu'à leurcime, comme s'ils avaient encore cherché du ciel dans l'eau tranquille. Une grosse pénichedormait près de la berge, couchée sur le côté. Ses planches arrachées laissaient voir la calevide, entre ses énormes côtes de bois, et l'on se demandait comment cette carcasse de baleineétait venue s'échouer si loin. La rivière froufroutait, en se brisant sur les bateaux du pont.
C'étaient de ces petite barques, vertes ou noires, de pêcheurs, qu'on mène d'une rame indolente, les beaux dimanches d'été. A l'avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : «Lucienne Brémont Roucy.» Un éclat d'obus l'avait blessée au côté.Tout le long de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou debranches croisées, regardaient l'eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaineinondée, où les képis rouges flottaient, comme d'étranges nénuphars.Avec la crue, les croix devaient s'en aller, au fil de l'eau grise, pour accoster on ne saitoù, près d'un enfant qui épellerait sur le planche rongée : «... infanterie...pour la France...» ets'en ferait un sabre de bois. On eût dit que ces morts fuyaient leurs tombes oubliées, et la fileinfinie des autres morts les regardait partir, leurs croix si rapprochées qu'elles semblaient sedonner la main.

Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1918.


La patrouille ( Le Feu d'Henri Barbusse Extrait)


Il y a quatre nuits qu'ils ont été tués ensemble... Nous étions de patrouille... Vers minuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente, en ligne, à trois ou quatre pas les uns des autres et on est descendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu'à voir, gisant devant nos yeux, le talus international. Des balles sifflaient autour de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas... L'un de nous s'est retourné, en bloc et son fourreau de baïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jailli en rugissant du boyau international. Alors une mitrailleuse placée de l'autre côté du ravin a balayé la zone où nous étions... J'ai vu quatre cadavres... Chacun d'eux contenait plusieurs blessures à côté l'une de l'autre, les trous des balles distants de quelques centimètres... Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudoxe à la gorge... Lamuse a eu l'épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d'étoffe de la manche et des ficelles qu'on y a mises... Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.


LA GUERRE ET CE QUI S'EN SUIVIT (fragment)

Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j'ai vu battre le cœur à nu
Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu'un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent la tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu'un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit
Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s'efface
Déjà vous n'êtes plus que pour avoir péri.

Louis Aragon, Le Roman inachevé, 1956