(…) Alban traversa la terrasse à grandes enjambées et dévala l'escalier vers la pièce d'eau. C'était un havre qu'il affectionnait. Il s'assit sur son banc de pierre habituel qui lui glaça les fesses. Décidément, malgré les apparences, l'automne était là. À cet instant, il sentit une présence derrière lui. Il se retourna et aperçut Titus allongé qui déjà lui tendait une truffe amicale. « Tu étais là, toi ! » Le regard de l'animal était plein d'une sorte de bienveillance tranquille presque humaine. Le jeune homme tendit la main et caressa longuement la tête du doberman dont les oreilles s'inclinèrent vers l'avant. « Tu aimes ça, pas vrai ? » Alban lui parlait comme à un compagnon. « Toi aussi, tu cherches de la compagnie… » Alban était ravi que ce molosse qui l'avait tant terrorisé le soir de son arrivée à Merval fût en fait un chien très doux, du moins avec lui. Une sorte de connivence ou de pacte tacite s'était très vite établie entre eux et c'était sans doute le point le plus positif des premières journées passées ici.

Tandis qu'il observait le bassin, Alban gardait la main posée sur le col du chien. Tous deux parfaitement immobiles comme soudés. Le poil de l'animal était ras et chaud, la main à la fois ferme et tendre, protectrice. Rendus méfiants par les deux intrus, les cygnes se tenaient à distance, immobiles, surveillant surtout le chien. Une mésange se posa un court instant sur un roseau qui ploya gracieusement. Une brise légère poussait vers l'est des écharpes de nuages évanescents qui masquaient le soleil par intermittence. L'atmosphère était transparente. Tout semblait paisible et suspendu. Dans le miroir du bassin, l'image du manoir tremblotait, insaisissable et fragile. Alban s'amusa à y jeter une pierre. Il le fit sans préméditation ni arrière-pensée mais le résultat l'enchanta : on aurait dit que la vieille bâtisse n'avait pu résister à son geste. Un coup de baguette magique n'eût pas fait mieux ! Le reflet éclata brusquement puis se disloqua, s'éparpillant alentour en cercles concentriques de plus en plus larges. L'eau soudain animée semblait ensevelir passé, présent et futur comme si la magie de l'onde était plus forte que la masse minérale de l'imposant manoir… Mais déjà le miroir captait, à nouveau intacte et figée, l'image de Merval.

« Sit transit gloria… » pontifia Alban qui se trouva un peu ridicule d'avoir déniché dans son passé d'étudiant cette maxime sentencieuse. Du latin, par-dessus le marché ! Cette saillie le fit rire. Du coup, le jeune rêveur eut envie de retomber sur terre. Il chercha son paquet de cigarettes dans la poche de son sweat et s'amusait à souffler des bouffées de fumée bleutée se dispersant très vite au-dessus de son visage pacifié. De temps en temps, un vif rayon lumineux émergeait des nuages en déroute, constellant de fines pierreries la pelouse et l'extrémité des roseaux tremblotants. Quel calme ! Mais Alban eut soudain frais ; il se leva alors et déambula vers la roseraie, suivi par Titus. C'était son parcours habituel. Il eut l'envie impérieuse de cueillir une rose. « La fleur emblématique de Karl » murmura-t-il. C'est du moins la pensée qui avait traversé son esprit. À vrai dire, pourquoi avait-il eu le désir impromptu de cueillir une fleur et d'y associer le maître de céans ? Cette double question lui parut aussi stupide que vaine et, comme d'habitude, il haussa les épaules. Fini le temps des questionnements ! Alban désirait rester le plus longtemps possible léger et insouciant, pratiquement en apesanteur, au contact de cette nature tant aimée qui, pas plus que Titus, ne lui était hostile. Bien au contraire, en elle il se ressourçait et s'apaisait.

Alban chercha longtemps la fleur idéale, la dénicha enfin un peu à l'écart, dressée sur une tige plus haute que les autres, impériale mais non prétentieuse, à peine entrouverte, ourlée de lumière, encore alourdie par la pluie de la nuit. Elle le guettait, aurait-on dit, n'attendant plus que lui. Cette coïncidence fit sourire notre promeneur qui huma longuement sa favorite en fermant les yeux. « Ma confidente, ma belle amie ! » susurra-t-il avec tendresse. Il allait machinalement briser la tige pour emporter avec lui cette magie quand il se ravisa. « Laisse-lui donc la vie sauve ! » chuchotait en lui une voix. Il caressa une dernière fois le velours des pétales, osa y déposer un baiser furtif et s'éloigna soulagé. Titus marchait à ses cotés, docile et attentif, levant sans cesse son museau vers Alban qui lui répondait d'une tape affectueuse et taquine.

- Je vois que Monsieur a su se faire un ami de ce monstre ! lança une voix derrière lui.

Alban sursauta. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Manuel en train de couper des fleurs pour la décoration du manoir. Il devait se trouver dans le coin opposé de la roseraie et s'était peu à peu rapproché au fil de sa cueillette. Avait-il vu Alban embrasser sa rose ? Le jeune homme en fut contrarié. Décidément, le charme de cette fin de matinée était rompu. Une nouvelle fois à cause de ce cuistre !

- Eh oui ! Et pourquoi pas ? Ça vous défrise ? répliqua-t-il acide en regrettant aussitôt son insolence.

- Pas le moins du monde, monsieur Alban. Ne soyez pas offusqué. Mais… c'est tellement inattendu en ces lieux. Ce chien n'accorde pas sa confiance à n'importe qui !

- Parce que je ne suis sans doute pas n'importe qui ! répliqua Alban de plus en plus irrité, davantage par la présence inopinée et inopportune du maître d'hôtel que par son propos faussement conciliant.

- Sans doute, monsieur Alban, sans doute… murmura Manuel en battant promptement en retraite, son panier au bras.

(à suivre)

Extrait du Manoir de Merval, roman, pages 107-108.