« Enfant, j'habitais près d'un grand cimetière de Montréal. Un parc immense planté de marronniers et d'érables à sucre. Aux premiers jours du printemps, bien avant que les pierres tombales ne soient cachées par les arbustes, les crocus émergent des nappes de neige fondante. J'allais les voir éclore et j'assistais ainsi aux enterrements. Le contraste des événements me fascinait. D'un côté, les fleurs et les arbres vigoureux, dont les racines saillaient aux flans humides des fosses. De l'autre, les cercueils de bois vernis que les hommes laissaient glisser dans les trous obscurs. C'était le commencement et la fin. La vie et la mort. Le transitoire et l'éternel intimement mêlés. Cela n'avait pas d'âge. Cela était. Rien d'étonnant que les civilisations antiques aient déifié la Terre et qu'elles aient confondu en un même symbole le ventre de la Terre et celui de la Mère, tous les deux générateurs de vie. A cette époque primitive, des cérémonies rituelles, accompagnées de vastes orgies sexuelles, annonçaient le printemps. Les moissons nouvelles allaient surgir de la Terre fécondée. Elle est la vie. Mais elle est aussi la Mort. L'ultime agent de dissolution des êtres qui ont achevés leur existence. Enfouie dans le sol, la formidable machine moléculaire que constitue la moindre pâquerette ou la moindre fourmi s'y défait. Les cellules s'y brisent en molécules complexes qui elles-mêmes se scindent en molécules plus simples, etc.

Cette dissolution pourtant reste incomplète. Un terreau fertile contient de vastes quantités de matériaux organiques. Chaque plante en dissolution enrichit le sol, le rend plus fertile, plus apte à engendrer de nouvelles pouces. Naissance, vie et mort forment les éléments d'un cycle qui n'est pas fermé sur lui-même. Chaque cycle apporte une contribution nouvelle qui influencera les cycles à venir. C'est l'évolution en « spirale ».

En ce sens, la Terre est une sorte de matière première, d'où surgit la vie végétale et animale ; Mais où elle retourne pour reparaître à nouveau. C'est la roue de la vie. Les atomes et les molécules qui forment notre corps ont une longue histoire. De nombreuses fois déjà, le « vivant » les a demandés à la Terre-Mère. Ils ont été feuilles d'arbres et plumes d'oiseaux. Dans quelques décennies, nous ne seront plus, mais nos atomes existeront toujours, poursuivant ailleurs l'évolution du monde ».


HUBERT REEVES, Patience dans l'azur, Le Seuil, 1988