Nous ne savons rien. Nous sommes perdus. La mort rôde. Le tout ricane. « Je ne sais qui m'a mis au monde, écrit Pascal, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette partie de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que tout le reste… Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. » Jusque dans la beauté et le bonheur se glisse le coin de l'angoisse. Et le cri du fils de l'homme nous remonte, en pire, à la gorge : Mon Dieu, mon Dieu, toi qui n'es peut-être même pas, pourquoi nous as-tu abandonné ?

Ce que nous allons devenir, ce que deviendra ce monde où nous avons vécu, d'où il vient, où il ira, personne ne peut le dire. Il n'y a qu'une chose de sûre : nous aurons été de ce monde dont nous ne savons rien. Le temps si bref d'aimer, d'avoir peur, de pleurer et de rire, au terme de mécanismes qui nous échappent à jamais, nous aurons surgi dans le tout. Avec des milliards d'autres, avec les hussards et les avoués, avec les platanes et les améthystes, l'azote, l'oxygène, les atomes, les galaxies, avec l'auberge « Au Chien qui fume » et le sabre de mon père, nous aurons, sourds et aveugles, géniaux, à demi idiots, fait partie de ce tout.

Tout ce que nous pouvons faire, c'est chanter sa splendeur. Et nous la chantons. C'est bien d'avoir vécu. C'est bien d'être passé dans l'histoire et dans le temps. C'est bien d'avoir été un des quatre-vingt milliards d'hommes qui auront vu le soleil. C'est bien d'avoir été dans le sang, dans la souffrance, dans le mensonge et dans le mal. Rien n'effacera jamais, même pas Dieu, s'il est, ce passage éblouissant, illusion ou réalité, dans un temps aussi stupéfiant et aussi inexplicable que l'éternité même. J'aurai vécu. Et vous aussi. J'aurai été un homme. Et vous aussi. Je serai descendu, personne ne sait d'où, pour aller personne ne sait où, dans cette vie étrange qui nous paraît si simple. Et vous aussi. Nous aurons, vous et moi, été, la tête me tourne, une part infime du tout.

Comment le désespoir et la joie, comment l'angoisse et l'orgueil ne s'empareraient-ils pas de nous ? Nous sommes Alexandre et Platon, nous sommes Virgile et Titien, et tous les esclaves noirs qui passaient de Gorée dans les lointaines Amériques, et tous les juifs de la Shoah, nous sommes la plaie et le couteau, nous sommes le masque et la hache, nous sommes le chêne et le roseau, et la rose et le réséda et la pieuvre et la pierre et toute l'eau de la mer et tous les nuages du ciel. Un lien court entre nous, que nous appelons les hommes, et entre nous et les créatures, et entre la matière et la vie. Nous sommes, chacun de nous, les étoiles et la pensée. Le monde est un livre où nous sommes tous écrits et que nous écrivons tous.

(…) Il y a le passé. Et l'avenir. Il y a la crainte. Et l'espérance. Il y a la faute et le malheur. Il y a le pardon et l'amour. Tout est bien.


Jean d'Ormesson, Presque rien sur presque tout, Gallimard, 1996