(…) On jugera candide ou ringarde l'idée, héritée de la Renaissance, que les arts et les lettres sont les seuls aptes à triompher de la mort. Se déduisait de cette honorable présomption que l'œuvre d'un artiste, qui fera lever, telle une ligne de fuite, un jeu d'échos infini, importe plus que son carnet d'adresses, sa bobine ou ses vices. Qui connaît la gueule de Lautréamont ? Il alla longtemps de soi qu'il y avait un hiatus entre une fugitive personne physique et son alter ego qui nous lègue un monde, ou un nouvel accent. Les deux ne relèvent pas du même univers. Une photo et un modèle, le nu et son modèle, non plus.C'était le privilège des souverains et des présidents, oints par l'huile sainte ou le suffrage universel, d'avoir deux corps. La carcasse précaire d'un individu inhumé dans son village, Colombey ou Château-Chinon, et son double sublimé, abstrait, immortel et symbolique, qu'on dépose dans la nef de Notre-Dame. Le double enterrement était de rigueur quand on savait distinguer entre le nous d'une nation et le moi-je d'un champion de passage, en charge d'une communauté qui le précède et lui succède. Maintenant que les rock stars ont annexé les chefs d'Etat à leur univers survolté et volatil, la chanson politique ne survivra pas au chanteur.

Le tout-à-l'ego ne fait pas l'affaire du développement durable. C'est désormais aux écrivains, aux artistes qui souhaitent échapper au temps par la forme qu'il incombe de réhabiliter la tradition en péril du dédoublement des corps. Pour que l'œuvre survive à l'ouvrier. Louis Poirier s'est étreint comme le protagoniste du Balcon en forêt, l'aspirant Grange, à l'état civil évasif : « Il tira la couverture sur sa tête et s'endormit. » Julien Gracq, lui, n'a pas dit son dernier mot en s'endormant.Qui sera le plus fantomatique en 2018 ? L'omniprésent du jour ou l'hyperabsent d'hier ? Le premier vit dans la prunelle de millions d'éberlués et s'éclipsera avec eux. Le second hantera longtemps encore l'imaginaire de 10 000 liseurs, puisque tel est, en France, l'effectif mystérieusement stable des envoûtés du style. La secte littéraire est mal vue, mais elle voit plus loin que les hypnotisés de l'image. Le temps a ses vaincus, ceux qui lui courent après, sur les covers, au hit-parade. Et ses vainqueurs, ceux qui lui tournent le dos, les gris artisans du mot juste. À eux le rebond des renaissances posthumes, à eux la belle vie, la vraie. Un pari encore assez plausible pour sauver de l'écœurement les déprimés du Nouvel An. »

Régis Debray, Le Monde du 11 janvier 2008