INTERVIEW

Comment, Philippe, définirais-tu toi-même ta voix ?

Je chante dans la même tessiture qu'une soprane ou mezzo-soprano, c'est-à-dire, une voix de femme. Le contre-ténor est une voix qui a existé par le passé et a qui été abondamment employée avant l'époque des castrats (XVII-XVIIIe siècles). Puis elle a été remplacée, un temps, pour des raisons physiologiquement évidentes, par ces castrats possédant des potentialités vocales supérieures. Elle est enfin réapparue dans la seconde moitié du XXe, avec des artistes comme Alfred Deller ou Russel Oberlin, qui ont exhumé le répertoire de musique ancienne attaché à cette voix. Cette voix suscitant un enthousiasme grandissant auprès du public et des interprètes, on a fini par chanter le répertoire des castrats eux-mêmes avec cette voix. La voix de contre-ténor, telle que je la pratique donc aujourd'hui dans mon répertoire (Haendel, Scarlatti…), est en quelque sorte une aberration historique puisque j'interprète en grande partie un répertoire qui n'a pas été écrit pour moi, mais pour castrat. La voix de contre-ténor est réapparue il y a tout juste un demi-siècle, mais elle bénéficie surtout aujourd'hui, depuis une dizaine d'années seulement, d'un véritable terrain d'expression avec la tendance actuelle à remonter des opéras baroques un peu partout et jusque sur les plus grandes scènes internationales.

Face à ce phénomène naissant, quel est ton répertoire de prédilection ?

J'ai une particularité supplémentaire, liée à ma voix, c'est d'avoir pu aborder très tôt le répertoire de sopraniste, c'est-à-dire le répertoire pour castrat le plus aigu qui soit. Quant au répertoire dans lequel j'ai évolué avec le plus d'intérêt, c'est sans conteste le répertoire italien des XVII et XVIIIe siècles, pour castrat, avec des compositeurs comme Monteverdi, Cavalli, Strozzi… et surtout deux compositeurs majeurs du XVIIIe : Haendel et Vivaldi.Je m'intéresse également à des compositeurs mineurs de cette période. D'ailleurs, le prochain disque que je vais enregistrer portera non plus sur un compositeur mais sur un interprète, un castrat du XVIIIe pour qui les compositeurs en leur temps ont composé personnellement.

Cela te fascine de te plonger dans la peau d'un autre chanteur ?

L'idée n'est pas de me prendre pour un castrat à mon tour, l'idée est plutôt d'expérimenter leur manière de travailler divers répertoires, leur rythme de travail, leur capacité à répondre aux créations incessantes des compositeurs de l'époque. Autrement dit, de voir jusqu'où un interprète peut influencer l'écriture d'un compositeur comme Haendel ou Mozart. Et partant, comment celui-ci a pu être inspiré par un timbre de voix, une couleur, un physique, une personnalité…

Il y a également une réelle ambiguïté sexuelle concernant ton type de voix à laquelle je suis personnellement très sensible. Est-ce que c'est quelque chose qui t'attire, qui t'intéresse et que tu souhaites cultiver ?

J'ai en effet refusé cette ambiguïté au départ, estimant que j'avais choisi cette voix pour des raisons purement techniques et esthétiques - c'était la voix musicalement la plus souple chez moi et la plus riche en possibilités musicales selon moi. Je n'ai absolument pas choisi cette voix pour des raisons sexuelles, fantasmatiques ou par désir d'androgynie comme certains peuvent le faire. Cela dit, avec le temps et l'expérience, j'ai tendance à prendre de plus en plus au sérieux cette réalité car je me suis rendu compte à de nombreuses reprises que le public réagissait avec étonnement en entendant ma voix au début d'un concert. J'ai pris acte du contraste et du choc qui se produisait entre la voix et le corps chez un contre-ténor, c'est comme s'il y avait une certaine irréalité qui se créait. On se demande comment la voix peut sortir d'un tel corps. Moi-même, je me suis laissé surprendre par ce phénomène, un jour, en entendant un autre contre-ténor en concert. La première fois que j'ai entendu Carlos Mena par exemple, j'ai pris conscience du décalage qu'il y a entre le corps et la voix dans ce registre. D'autre part, lorsqu'on chante, on passe son temps à exprimer des choses sexuelles, et il faut assumer cela aussi en plus du fait que la voix est l'instrument le plus personnel qui soit, qui dit et qui touche à ce que l'on est en propre.Ce que je ne supporte pas en revanche, c'est le fantasme qui tourne autour de la voix de contre-ténor. Car ce n'est pas lui rendre service que de la fantasmer en l'enfermant dans des clichés du type “la voix des anges, la voix du ciel”... Comme si cette voix était un miracle ! Or cette voix n'a rien de surnaturel du tout, elle repose sur des phénomènes physiologiques bien connus et une technique très solide. Cette voix n'est d'ailleurs plus aussi rare qu'autrefois et le public est devenu d'autant plus exigeant face à elle, et c'est tant mieux !

Tu arrives à chanter tous les jours ?

Non, car mon emploi du temps ne me le permet pas tout d'abord, ensuite parce que j'essaie de me préserver, enfin, car j'essaie de cultiver en moi l'envie de chanter. Ce qui est le plus important selon moi.

Qu'écoutes-tu en dehors du lyrique ?

Etant donné mon passé d'instrumentiste, pianiste et violoniste, j'écoute énormément de musique classique. Je suis un inconditionnel de David Oistrakh et de la Callas, entre autres. Il y a aussi des personnalités incontournables de la musique qui m'interpellent depuis peu : Brel, Piaf, ou Fitzgerald. Mais c'est moins pour leur répertoire que pour l'utilisation de leur organe vocal, pour la manière dont ils font advenir l'émotion par la voix seule : ces artistes pourraient réciter le bottin que ça serait touchant !

Quel rôle rêverais-tu d'interpréter ?

Je rêverais d'interpréter Ariodante de Haendel, mais ce rôle dépasse à mon avis les capacités vocales de tous les contre-ténors vivants actuellement. J'ai adoré l'Orphée de Gluck, que je viens d'interpréter, pour la recherche d'une émotion plus épurée, plus intérieure peut-être aussi. De manière générale j'aime tous les rôles à condition qu'ils ne soient pas caricaturaux. Ce qui est intéressant dans un méchant c'est qu'il est touchant. C'est ce qui m'a intéressé, par exemple, lorsque j'ai fait Ptolémée dans ‘Jules César' de Haendel. Ce tyran est tout bonnement un adolescent qui se cherche, miné par le pouvoir depuis l'enfance et oppressé par sa famille. Le rendre touchant est peut-être un bon moyen de le rendre compréhensible aux yeux du public.


Propos recueillis par Etienne Billault pour Evene.fr - Mai 2007