« (…) Quand j'arrive, tout essoufflé, je sens mon cœur qui bat. Après avoir fait le code, que j'ai soigneusement recopié sur ma carte Orange, j'ai deux petites manies à quoi je peux pas échapper. Comme des tocs, enfin, des mini-tocs. J'en ai jamais parlé à personne, surtout pas au Père Antonina, qui pourrait me mépriser encore plus, enfin je veux dire que ses questions en vrille m'enfonceraient un peu plus dans mes contradictions, déjà que ses mains en rajoutent… Bref, je m'observe d'abord dans le miroir géant de haut en bas qui orne le hall, histoire de vérifier mon costume, mon allure. Je bombe un peu le torse et je respire un grand coup. Ensuite, je m'approche de la batterie des boîtes aux lettres plus grosses que des tabernacles et là, après avoir vérifié d'un coup d'œil que la Portugaise de gardienne est aux abonnées absentes, je sais pas ce qui me prend, pourquoi j'ai fait ça la première fois mais depuis je peux pas m'en empêcher, je souffle sur sa plaque dorée, un grand coup d'haleine qui efface son nom. C'est magique, juste mon souffle chaud. J'aime bien cette buée dorée qui sort de moi, puis tout revient pareil, mon petit miracle est terminé. Mais j'ai été très fort, mon corporel fonctionne bien quand je veux.

On commence toujours par parler, des riens, de tout et de rien, manière d'assiéger ma vie en douceur. Je vous dis pas son appartement, son immensité, les carpettes, les kilomètres de bouquins, le piano à queue et tout et tout ! La seule recommandation que m'avait faite le Père Stan, avant la première fois, c'est de pas me laisser choquer par le luxe. Moi, ça me choque pas la richesse, juste un peu les signes extérieurs qui me font tiquer, comme les signes extérieurs des clodos, pardon, des miséreux du métro, enfin, bref, chacun son truc dans la vie pour se dorloter, même si je peux pas imaginer une minute Ieschoua campant là, chez Antonina. Lui qui avait même pas une pierre pour oreiller ! Mais c'était autrefois, chez les Sémites dans les temps anciens, ça compte pas. Aujourd'hui, on est dans le nouveau siècle et l'Eglise doit s'adapter. Bref, le Père Antonina est toujours disponible avec moi, souriant. Il est tout le contraire de moi : aucun signe ecclésiastique, surtout pas de clergyman, encore moins de soutane. Le type moderne très à l'aise, décontracté, ce qui est normal puisqu'il habite là, son pied-à-terre parisien quand il revient de Rome. Et c'est souvent, il paraît !

Mon psychothérapeute est détendu, il a l'air content de m'accueillir, en fait il m'aime bien. Je suis presque comme son fils, depuis tout ce temps. Enfin non, surtout pas ! Surtout que je paie, mais c'est symbolique, juste 10 euros, le reste est réglé directement par le diocèse. Il m'a expliqué que l'argent c'est comme un contrat symbolique entre nous, sans quoi la thérapie n'est pas efficace. Je suis bien d'accord, si c'était bénévole, je douterais. Le détail qui m'inquiète, et qui n'a rien à voir, c'est la tenue trop décontractée du prêtre, en même temps recherchée : toujours en chemise blanche qui flashe, je veux dire très éblouissante, toujours aussi ses manches soigneusement retroussées. Et là, ce qui me trouble, quelque part ça me dérange… tous ces poils noirs et le dessus des mains, ce fouillis, on dirait vraiment un singe ! Heureusement, le proprio des bras parle, il parle, il sourit, il parle en fait pour que je parle. Mais je parle peu et quand mon ventre fait des bruits affreux, pendant les interruptions du dialogue lorsque le chérubin indiscret traverse les conversations, j'aimerais mourir là, de honte, dans ce grand fauteuil qu'on appelle - m'a expliqué mon écrivain privé - un fauteuil Club.

Le bon Père voit bien que j'ai l'air gêné, il s'en amuse mais il veut réellement mon bien. En fait, il est très sympa avec moi, dès le début il m'appelle Spilungone. J'ai déjà oublié sa traduction exacte, mais il m'a dit que c'était gentil, que ça m'allait bien. Il le répète souvent en disant aussi que je peux l'appeler par son prénom, même le diminutif il insiste. Oui, je sais… je sais pas… pour mon surnom exotique, à la rigueur, mais pour lui dire « tu »… là, je peux pas… je voudrai jamais ! Le Père Antonina voudrait tellement, lui, que je sois décontracté avec lui, il dit : « en confiance ». Mais moi je bloque, je me renferme comme une huître, déjà que c'est que les hors-d'œuvre, on n'est pas encore dans le corporel.

Là, je vais être soft, pardon, discret parce que je veux pas dire du mal surtout que le magnéto tourne. Et d'autant plus que ça me fait du bien ! Sur ce point, mon écrivain privé a tort, je dis ce que je veux, ce que je ressens, et je juge pas les autres, ni lui ni personne, car je suis rien, moi, pour juger, je ne suis que le petit Loïc qui a bientôt 30 ans, qui sait pas bien causer, est très retardé pour son âge et qui voudrait bien devenir prêtre et qui en a marre d'être freiné comme un convoi encombrant. Donc, j'obéis et je me déshabille, tout, même le caleçon, même si des fois il fait pas si chaud que ça dans le cabinet de toilette équipé pour le travail en corporel. C'est une petite pièce attenante au salon, avec une table comme chez les généralistes pressés. Pour gagner du temps, je me dépoile, pardon, je me déshabille lentement en pliant mes habits soigneusement. Un par un, pliés puis posés sur la chaise, bien à plat. Lui, pendant ce temps, comme il connaît mon toc qu'il appelle « gentille manie », il me laisse faire et s'occupe dans son immense bureau. Il doit classer ou prendre des notes. Un moment, il crie : « Tu es prêt, Loïc ? » Moi, le souffle coupé, je dis : pas de problème.

Ça me gêne vraiment d'être nu mais on n'y échappe pas. Surtout sur le dos, autrement ce serait moins gênant mais c'est pas faisable. Il me dit que c'est le protocole. Lui, c'est un professionnel, et comme il est aussi toubib, enfin presque, ça le dérange pas. C'est la nature, tous les hommes sont faits pareils et « il ne faut pas d'obstacle pour désendiguer les pulsions. » C'est sa phrase fétiche, c'est pourquoi en relisant, j'ai demandé à mon écrivain de bien mettre les guillemets. Donc, je ferme les yeux, je me prépare à être « désendigué » et j'imagine des choses disons… objectives pour ne pas imaginer, rien, ni lui ni moi surtout, toute cette intimité, ce silence. Avec ma nudité exposée comme au marché, avec mes jambes interminables et mon sexe tout petit mais qui va vouloir faire comme la grenouille de la fable… Pas moyen d'être obéi, même quand mentalement je prie. A la rigueur, j'aurais voulu de l'orgue, mais il m'a dit qu'il était pas musicothérapeute et que tout ça, c'est bidon, c'est un miroir aux alouettes. Ça chante pourtant rudement bien les alouettes, je m'en souviens encore dans les Bauges l'été ! Donc uniquement ses mains chaudes sur ma peau que j'imagine trop blanche… en fait, j'imagine pas, justement, surtout pas, je compte mentalement les stations de métro, je me refais le film de mon parcours aller, ce qui n'est pas un bon plan puisque mon mental me rapproche de la place Dauphine et de l'instant fatidique. Forcément. Et ça arrive à tous les coups, cette honteuse transformation. Lui, ne pipe mot. Il m'a expliqué que son mental était en fait déconnecté, juste les mains, ses mains thérapeutiques. Il m'a même expliqué que Jésus ne faisait pas autrement quand il touchait les yeux des aveugles. Alors, si Ieschoua, touchait les lépreux, moi qui suis nul, j'en suis tout de même pas là ! Et de toute façon le serviteur n'est pas au-dessus du Maître. En fait, ses mains drôlement légères évitent soigneusement ma zone interdite mais forcément, au fur et à mesure, leur espace vital se réduit sur mon abdomen. Alors elles s'éloignent, comme si elles se désintéressaient, comme si ces mains très habiles étaient en fait vexées, mais je sais que le répit sera de courte durée, et qu'elles vont rappliquer en douceur, puisque le but est d'aller tout droit au but.

Antonina – je l'appelle désormais comme ça direct, je peux vraiment plus dire « Père » – donc Antonina m'a expliqué tout ça la deuxième fois, la fois où je l'ai revu après le long entretien du début de la cure : que j'étais en fait un pseudo homosexuel, que je devais dépasser mes pulsions en les vivant dans le cadre d'une thérapie, et uniquement dans ce cadre. Bref, c'est comme la cocotte-minute qui vaut mieux dégoupiller à temps. Quand j'étais petit et que cette foutue mode est arrivée en France, tout le monde en possédait une dans le quartier, moi, j'étais terrorisé par cette bombe domestique, jusqu'à ce que le sifflet tourne, rassurant, en éjectant sa vapeur dangereuse, comme les énormes locomotives noires d'autrefois. En thérapie corporelle, c'est un peu pareil, je suis sous pression, j'ai envie pas envie d'imaginer mon sexe courtisé par ses paluches velues, en fait je veux pas, je les refuse, je suis soulagé quand elles s‘éloignent cent fois mais… j'attends que le moment où elles reviennent, si chaudes, presque câlines. Quelque part, elles me protègent. Elles sont pourtant larges et trop poilues, mais pour moi elles se font douces. La première fois, disons peut-être la troisième, enfin pas tout de suite, il m'a demandé direct, sans tourner cent fois autour de mon pot : « Tu veux jouir, Loïc ? » J'étais sidéré mais je sentais venir la menace. Mon souffle a dû dire non, les mains se sont éloignées vexées. La fois d'après, j'ai pas eu le temps de rien dire ni ouf ! mon plaisir a giclé tout de suite. C'était la première fois que des mains d'hommes me faisaient jouir. Depuis ce jour, c'est le passage obligé, même si rien m'y oblige, surtout pas lui, mais il dit que c'est naturel, c'est bon pour mes barrières, c'est normal qu'elles tombent, c'est le corps qui capitule et qui s'apaise…Après cette troisième fois qui était en fait une première pour moi, les exercices se sont diversifiés. Par exemple, je peux très bien me lever ou bien commencer la séance en face à face, debout, avant le massage thérapeutique qui est incontournable. Je suis toujours tout nu, lui toujours habillé, enfin, jusqu'en septembre denier, mais ça… je suis pas prêt à le raconter. Même jamais, j'en suis sûr ! Même à mon écrivain privé, faut pas pousser. Antonina me touche simplement, je peux le toucher aussi, où je veux, explorer son corps sous ses vêtements, même dans sa chemise entrouverte, sur son torse broussailleux. C'est vrai que j'oublie alors mes terreurs, mes interdits, c'est à la fois doux et électrisant. Comme son sexe que je sens dur… Et lui n'est pas gêné du tout ! Une fois, j'ai même été plus loin. Il me répétait sans cesse, comme dans un psaume : « Libère-toi… libère-toi… Evacue tes tensions, Loïc… » En fait, c'est lui que j'ai libéré, mais je regrette pas, c'était fort, c'était surtout nouveau pour moi, et spectaculaire surtout : la première fois que je voyais un sexe d'homme aussi énorme, aussi gonflée rouge au bout et, cette première fois, j'ai même pas eu le temps d'approcher ma tête qu'il poussait par ma nuque : j'ai senti sur mon poing sa semence chaude, l'odeur aussi, pas un geyser comme moi, qui suis jeune, c'est l'explication je pense, plutôt comme une lave blanchâtre, épaisse, qui s'évacuait par à coups, toujours, comme si son stock était inépuisable… Au-dessus de ma tête, pas un soupir, juste un souffle de gorille, une respiration rauque et régulière, presque méthodique, un spasme de pro, quoi !

Bon, c'est fini, je veux pas que mon écrivain écrive ici des histoires pornographiques. C'est thérapeutique en fait, c'est du solide, pour moi et peut-être pour lui. En fait, c'est comme un couple maudit qui se fait du bien. Et après, je me sens vraiment bien, je jure, et je lui en veux même plus, juste envie de dormir. Lui, je sais pas, il exprime rien. Il me dit que c'est à moi de verbaliser. Oui, pour sûr, je me sens léger et heureux. Là, je me lâche enfin ! Mais lui, à la fin, il gâche tout. Quand il a empoché mes euros, quand il me raccompagne à la porte, il me fait toujours la même recommandation qui m'éjecte déjà vers mon futur. Du coup, le charme est rompu, je restresse illico, je me sens sale. Son sale sermon me fout la trouille, pardon, me terrorise en avance. « Et n'oublie pas, Loïc, ne mélange pas le psychologique et le spirituel. Motus et bouche cousue sur nos séances. Promis ? Et surtout, pas de passage à l'acte, pas de familiarité avec Gilles. Et pas de masturbation compulsive, surtout pas. Sinon, tu te structures dans ta perversion. À dans quinze jours, Spilungone, même jour, même heure ? » Je m'en rappelle par cœur, parce que c'est toujours les mêmes mots, la même consigne toujours dans le même ordre. Du coup, j'ai plus envie de revenir, mais je reviens chaque fois le vendredi tellement ça m'attire, tellement je me sens entortillé. Mais me structurer !!! Quand j'ai rapporté ce mot à mon écrivain privé, il a éclaté de rire. Bruyamment. Presque méchamment. C'est pour ça que je lui raconte pas tout à lui, juste le verbal…

C'est vrai, quand on y pense, je suis un peu faux-cul, pardon, hypocrite et Ieschoua détestait les Pharisiens et Cie. Mais c'est comme la spirale, j'y peux rien, ou comme les saletés de métastases qui ont bouffé ma mère l'été dernier : plus Antonina me caresse, plus il m'invite à le secouer (c'est son mot, pendant, mais après, durant la synthèse, il parle seulement d' « exploration identitaire » qu'il est tout à fait d'accord que je m'autorise), bref, les mots sont pas décisifs durant ce moment-là, mais après, au moment du départ, plus il me met en garde, plus j'ai envie pour me venger de me structurer, même avec Gilles, qui est dans le même cycle que moi mais avec un an d'avance. Il est beau, pas très grand comme moi mais harmonieux, il sent même un parfum spécial et accompagne magnifiquement les psaumes sur sa cithare. En plus, ses parents ont une grande maison à St Cloud, où je suis pas encore allé tellement c'est classe, comme qui dirait un vrai faux village de luxe au-dessus de Paris à cause de la voie rapide qu'on dirait pourtant d'en bas une grosse verrue indigne. C'est une honte il dit ! Mais lui, il a un beau visage lisse et distingué. Son ordination est prévue en juin prochain, Gilles a pas été retardé comme moi, plutôt accéléré, il sera le plus merveilleux et le plus saint des prêtres. Moi, au train où vont les choses… J'en parlerai pourtant dans notre livre, de Gilles, si j'en ai le temps… en tout bien tout honneur car c'est une belle amitié. Et pure, ça au moins j'en suis sûr que j'y mettrais mes deux mains au feu.

Mais je veux parler d'abord de Ieschoua, enfin ! de lui seul et en priorité. Assez de contournements et de préambules. Lui, mon Ami de toujours, qui juge jamais et va à la recherche de la brebis perdue parce qu'il est doux et humble de cœur, mon Ami de cœur avec la majuscule. Du coup, mon écrivain privé va être enchanté puisqu'il adore les majuscules. Donc, adieu à la place Dauphine, bye bye King-Kong, de l'air tellement ça pue, de l'altitude et à tout Honneur tout Seigneur ! »


Michel Bellin, IESCHOUA MON AMOUR, chapitre 2, Gap, 2007