Quand j'ai commencé à réclamer ma mère, Madame Rosa m'a traité de petit prétentieux et que tous les Arabes étaient comme ça, on leur donne la main, ils veulent tout le bras. Madame Rosa n'était pas comme ça elle-même, elle le disait seulement à cause des préjugés et je savais bien que j'étais son préféré. Quand je me mettais à gueuler, les autres se mettaient à gueuler aussi et Madame Rosa s'est trouvée avec sept gosses qui réclamaient leur mère avec des hurlements à qui mieux mieux et elle a fait une véritable crise d'hystérie collective… Elle s'arrachait les cheveux qu'elle n'avait déjà pas et avait des larmes qui coulaient d'ingratitude. Elle s'est caché le visage dans les mains et a continué à pleurer mais cet âge est sans pitié. Il y avait même du plâtre qui tombait du mur, pas parce que Madame Rosa pleurait, c'était seulement des dégâts matériels.
Madame Rosa avait des cheveux gris qui tombaient eux aussi parce qu'ils n'y tenaient plus tellement. Elle avait très peur de devenir chauve, c'est une chose terrible pour une femme qui n'a plus grand-chose d'autre. Elle avait plus de fesses et de seins que n'importe qui et quand elle se regardait dans le miroir elle se faisait de grands sourires, comme si elle cherchait à se plaire. Dimanche, elle s'habillait des pieds à la tête, mettait sa perruque rousse et allait s'asseoir dans le square Beaulieu et restait là avec plusieurs heures avec élégance. Elle se maquillait plusieurs fois par jour mais qu'est-ce que vous voulez y faire. Avec la perruque et le maquillage ça se voyait moins et elle mettait toujours des fleurs dans l'appartement pour que ce soit plus joli autour d'elle.
Quand elle s'est calmée, Madame Rosa m'a traîné au petit endroit et m'a traité de meneur et elle m'a dit que les meneurs étaient toujours punis de prison. Elle m'a expliqué que ma mère voyait tout ce que je faisais et que si je voulais la retrouver un jour, je devais avoir une vie propre et honnête, sans délinquance juvénile. Le petit endroit était encore plus petit que ça et Madame Rosa n'y tenait pas tout entière, à cause de son étendue et c'était même curieux combien il y en avait pour une personne si seule. Je crois qu'elle devait se sentir encore plus seule, là-dedans.
(…) Mes trois cents francs rubis sur l'ongle infligeaient à Madame Rosa du respect à mon égard. J'allais sur mes dix ans, j'avais même des troubles de précocité parce que les Arabes bandent toujours les premiers. Je savais donc que je représentais pour Madame Rosa quelque chose de solide et qu'elle y regarderait à deux fois avant de faire sortir le loup du bois. C'est ce qui s'est passé dans le petit endroit quand j'avais six ans. Vous me direz que je mélange les années, mais ce n'est pas vrai, et je vous expliquerai quand ça me viendra comment j'ai brusquement pris un coup de vieux.
- Ecoute, Momo, tu es l'aîné, tu dois donner l'exemple, alors ne nous fais plus le bordel ici avec ta maman. Vos mamans, vous avez la chance de ne pas les connaître, parce qu'à votre âge, il y a encore la sensibilité, et c'est des putains comme c'est pas permis, on croit même rêver, des fois. Tu sais ce que c'est, une putain ?
- C'est des personnes qui se défendent avec leur cul.
- Je me demande où tu as appris des horreurs pareilles, mais il y a beaucoup de vérité dans ce que tu dis.
- Vous aussi, vous vous êtes défendue avec votre cul, Madame Rosa, quand vous étiez jeune et belle ?
Elle a souri, ça lui faisait plaisir d'entendre qu'elle avait été jeune et belle.
- Tu es un bon petit, Momo, mais tiens-toi tranquille. Aide-moi. Je suis vieille et malade. Depuis que je suis sortie d'Auschwitz, je n'ai eu que des ennuis.
Elle était si triste qu'on ne voyait même pas qu'elle était moche. Je lui ai mis les bras autour du coup et je l'ai embrassée. On disait dans la rue que c'était une femme sans cœur et c'est vrai qu'il n'y avait personne pour s'en occuper. Elle avait tenu le coup sans cœur pendant soixante cinq ans et il y avait des moments où il fallait lui pardonner.

Romain Gary (Emile Ajar), La vie devant soi, Mercure de France, 1975