Il fait référence au passé et à la longue durée de sa répétition. Mais s'il en est besoin d'autres, SDF, sans abri, routards ou grands exclus feront toua aussi bien l'affaire. Il est à ce propos des querelles d'écoles. D'aucuns voudraient instaurer de subtiles distinguos, hiérarchiser, ranger, botaniser. Combattre enfin à l'aide de spécieuses catégories la sourde et angoissante anomie de ce milieu. On aimerait pouvoir donner corps à l'informe, appréhender l'évanescent. Qu'il suffise de savoir que le clochard, c'est toujours l'autre et jamais soi. De même que l'on ne peut percevoir sa propre odeur, ce sont les autres qui sentent.Les clochards jouent à cache-cache. Toujours, ils se dérobent. Toujours, ils sont ailleurs ou à côté. Et toujours, il nous faut, pour avoir une chance de pouvoir les comprendre, leur pardonner ces transgressions. Hélas, nous n'y parvenons jamais tout à fait…

La plupart du temps, je les hais. Ils puent. Ils puent la crasse, les pieds, le tabac et le mauvais alcool. Ils puent la haine, les rancœurs et l'envie. Ils se volent entre eux. Terrorisent les plus faibles et les infirmes. Guettent, comme des rats, le sommeil des autres pour leur dérober des misères : bouteilles à moitié vides, sacs immondes follement bourrés de chiffons souillés et de journaux déchirés. Ils se tuent aussi. Violemment parfois, dans l'explosion d'une conscience alcoolisée ou alors bien délibérément, après avoir longtemps, très longtemps, distillé de souterrains et puérils ressentiments. Ils violent leurs femmes ou les prostituent pour de la petite monnaie, des comprimés, des cigarettes ou de l'alcool. Elles ne protestent pas, sorcières ricanantes aux bouches édentées. On ne peut pas ne pas les haïr.

Un ami avec qui je travaillais à Nanterre disait que nous étions là en enfer. Qu'il ne nous était donné que de voir la créature dénaturée, l'homme déchu… Il était chrétien et affirmait qu'il fallait croire en l'homme, malgré tout, à travers tout.Je ne saurais pour ma part être chrétien ou croyant d'aucune sorte. Asthénie sans doute. Aboulie certainement. Et puis la nature de l'homme m'inquiète trop. Celle de Dieu encore plus… Là est pourtant la grande question : est-il, en définitive, plus vulgaire de croire ou de ne pas croire ? En l'homme ? En Dieu ? En rien ? La peste ou le choléra ?
(…)
Les clochards ont cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrases. De ne plus croire – tout dans leur comportement le montre – aux progrès, aux lendemains chantants des efforts collectifs, à l'avenir de ‘homme. De ne plus croire en rien d'autre, au fond, qu'au néant et à la mort. C'est là toute la religion qu'ils ont et ils n'en veulent pas d'autres. Sombre grandeur. Nous ne sommes pas si nombreux, nous les hommes, à pouvoir vivre sans espoir.Ils vivent mal, ô combien. Ils traversent la vie en titubant, en claudiquant, à cloche-pied, à genoux, en rampant. Mais ils la traversent tout de même. Se suicidant très rarement, ils préfèrent rester là, pour rien, jour après jour, année après année, à contempler, hébétés et hilares, la postérité des asticots ; Vaisseaux fantômes et mystérieux. Personne à la barre. Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux, parce que sans retour.


Patrick Declerck, LES NAUFRAGES Avec les clochards de Paris, Terre humaine, Plon, 2001