V2, maison de disques indépendante à laquelle vous appartenez, ferme ses portes fin novembre, après son rachat par Universal Music. Qu'en pensez-vous ?

Les gros mangent les petits, c'est le capitalisme. (…) A chaque rachat ou fermeture d'une maison de disques, des gens brillants sont broyés. Et les internautes crient hourra ! J'affirme que la crise du disque est un leurre, elle n'existe pas : l'offre est intacte, la demande croissante. Mais, chaque nuit, dans les hangars de la musique, la moitié du stock est volé. Imaginez la réaction de Renault face à des délinquants qui forceraient la porte quotidiennement pour dérober les voitures !Des gamins stockent 10 000 chansons sur l'ordinateur familial après les avoir piquées sur le Net. La société, les députés, les sénateurs trouvent cela vertueux ! Or c'est un problème moral : tu ne voleras point, apprend-on à nos enfants. En outre, ces rapines via le Net s'effectuent dans l'anonymat. L'écrivain américain Brett Esaton Ellis a dit : « Depuis la nuit des temps, l'Antéchrist cherche un moyen de prendre le pouvoir sur les consciences de l'homme, enfin il y est arrivé avec Internet. » Le Web rend les gens hypocrites, il les incite à prendre des pseudonymes. C'est un monde de délation, intoxiqué de spams et de pubs.


(…) Vous avez été pourtant l'un des premiers artistes français à ouvrir un site Internet en 1998 et à y proposer des chansons, des échanges, des liens, des images. N'est-ce pas contradictoire ?

Baudelaire appelait le progrès le paganisme des imbéciles. Tous les acteurs de la musique sont tombés dans le fantasme de la modernité à ce moment-là. Les patrons de maisons de disques ne juraient que par le Net sans pour autant comprendre de quoi il s'agissait. Au début, je mettais environ une chanson inédite par semaine à la disposition sur mon site, gratuitement. Puis j'ai arrêté. Ces titres étaient téléchargés sans un merci, sans un bonjour, et éventuellement revendus sous forme de compilations payantes dans des conventions de disques. J'ai fait partie des imbéciles qui ont cru aux mirages de l'Internet, et de ce fait à la bonté naturelle de l'homme, à l'échange communautaire. L'homme a travaillé le fer pas seulement pour les charrues, mais aussi pour les épées, idem avec les atomes et le Net.


(…) La gratuité n'est-elle pas le meilleur moyen de démocratiser la culture ?

C'est une blague ! Cela nous tue. La démocratisation, c'est à l'école maternelle qu'elle doit être ancrée. Une fois les bases et l'envie acquises, chacun peut faire son choix. Par ailleurs, je ne suis pas démocrate, je suis happy few. La culture est le fait d'une minorité, d'une élite qui fait des efforts. Attention, pas une élite sociale ! La femme de ménage ou le facteur sont absolument capables de sentiment artistique. Mais la démocratisation, pour moi, c'est le concours de l'Eurovision : chaque pays envoie son artiste fétiche. Et là, comme disait Baudelaire, la démocratie, c'est la tyrannie des imbéciles. Sur MySpace, vous allez voir 45 000 nigauds, les 45 000 artistes ratés qui ont ouvert leur page –j'y suis aussi, parce que sinon on me vole mon nom.


Qu'est-ce qu'un artiste raté ?

C'est celui ou celle qui fait la moitié du chemin sans rien sacrifier. (…) Etre artiste, c'est un engagement total, où tous les risques sont pris. C'est une décision à laquelle on se tient. Quitte à dormir dehors, à vivre autrement. Tout le monde a en soi des capacités créatives, cela n'en fait pas un artiste pour autant. Etre artiste, c'est une affaire de vocation et de discipline, une discipline de fer. Etre artiste, c'est du travail, du travail, du travail et encore du travail.


Vous vivez et travaillez dans le Puy-de-Dôme, dans une ancienne ferme des environs de Clermont-Ferrand. Qu'y trouvez-vous ?

J'y ai mon studio d'enregistrement, et des conditions de travail idéales. Je vois très peu de gens… le facteur… Là-haut, la vie est frugale, on finit tout, on n'achète presque rien. Le pain dur est gardé pour la soupe du soir. Dans la nature, l'oubli de soi est plus facile, on va le matin aux champignons, on s'assied pour casser la croûte, on a ramassé un kilo de cèpes, voilà. On refait une clôture, on est dans le présent. Or, être dans le présent est la condition de la paix intérieure. (…)


Vous venez de publier « Charles et Léo », des poèmes extraits des Fleurs du mal, paru il y a cent cinquante ans sur des ébauches musicales de Léo ferré. Est-ce toujours d'actualité ?

Tout le monde se moque de la poésie, non ? Moi, je l'ai toujours aimée. Nous avons développé des personnalités a-poétiques. Un penchant poétique, c'est un penchant pour une langue, une métrique, des rimes riches. Là, en ce moment, on nous regarde de travers, parce que la poésie est la langue de la patience. Et dès que l'on pense poésie, le chaos insupportable dans lequel nous sommes plongés nous saute à la figure. Au XIXe siècle, quand Baudelaire écrit, se met en place un monde du progrès, global, pas individuel. Il en ressort un profond sentiment d'étrangeté, d'ennui car l'individu un peu marginal qu'il est ne trouve plus sa place. (…) Rimbaud et Baudelaire disaient que la poésie ne servait à rien. Alors, il faut avoir assez de force de caractère pour faire les choses tout en sachant qu'elles ne servent à rien. Il faut une vertu supérieure pour tenir contre l' « à quoi bon ? » Il faut faire, faire. C'est essentiel.



Propos recueillis par Véronique Mortaigne, in Le Monde du dimanche 18/Lundi 19 novembre 2007