Alban regarda le taxi s'éloigner dans la nuit. Le jeune homme attendit que la lumière des phares se fût dispersée dans les sombres frondaisons et estompé pour de bon le vrombissement du moteur. Il frissonna sous le brutal assaut d'un vent du nord aigrelet qui emporta une brassée de feuilles dans l'ornière du chemin. Le chauffeur du taxi avait été catégorique.
- Avec les pluies de ces derniers jours, le chemin de terre est détrempé. Désolé, je ne vais pas plus loin. Je ne tiens pas à me retrouver embourbé à cette heure de la nuit ! D'ailleurs, à pieds, vous n'êtes qu'à quelques minutes de votre destination. Une petite demi-heure tout au plus. Il vous suffit de continuer tout droit, toujours tout droit, puis un sentier assez aisé, vous ne pouvez pas vous tromper : le château de Merval est la seule bâtisse que vous trouverez dans ce coin perdu. Allez, courage et bonne route !
Malgré les protestations du voyageur, l'homme avait claqué la portière. Sur un coup d'accélérateur nerveux, la voiture fit demi-tour en arrachant au macadam un crissement strident.
Alban regarda autour de lui, guère rassuré. L'immensité de la nuit l'écrasait, surtout le silence. Sous un ciel bas, le vent mugissait dans les épicéas qui le cernaient de partout. Il se sentit oppressé, mal à l'aise, noyé dans cet univers hostile. Pour la première fois depuis le départ de la maison familiale, il douta : avait-il vraiment fait le bon choix ? Il haussa les épaules.
- De toute manière… murmura-t-il sans achever sa phrase.
Il releva le col de son imperméable, arrima son sac à dos sur ses épaules, saisit son sac de toile et se mit en route d'un pas rapide. Il avait laissé la départementale pour un chemin de terre. Son hôte lui avait recommandé de se munir d'une lampe de poche au cas où il arriverait plus tard que prévu, ce qui avait été le cas avec son ennui de correspondance à la gare de l'Est. (Notre voyageur avait eu la malencontreuse idée de partir un jour de rentrée scolaire et le métro était bondé de cartables et de poussettes.) Alban éclairait maintenant vaille que vaille le chemin s'enfonçant dans l'ombre, penché en avant pour se protéger le visage des gifles du vent glacial.
Tout en marchant, sans doute pour s'alléger de la sourde angoisse que l'obscurité et le lieu faisaient peser peu à peu sur lui, le jeune homme fit retour sur ce passé qui le conduisait ce soir à marcher, tel un réfugié ou un clandestin solitaire, sur ce chemin désert, dans cette région vosgienne où il n'avait jamais mis les pieds, en direction d'une maison dont il ne savait rien, vers un destin tout entier condensé dans une petite annonce. Oui, ça avait été le déclic, peut-être le sésame, il le pressentait. Alban avait trouvé ce message par hasard dans une de ces revues banales qu'il achetait parfois pour distraire sa solitude. « Monsieur, quarantaine svelte et distinguée, cherche jeune homme à tout faire pour travail de secrétariat et compagnie attentionnée dans vaste manoir trop solitaire. Si accord, salaire très motivant. » Suivait un numéro de code, ni adresse, ni téléphone. La revue se chargeait de transmettre toute réponse à son destinataire. Alban avait hésité… Il avait relu l'annonce plusieurs fois. Le texte était simple, presque trop simple. Un parfum de mystère suintait du texte et le mot « manoir » ajoutait une sorte de charme désuet, un ailleurs qui enfin allait tirer Alban de son quotidien si ennuyeux. Sans travail depuis plusieurs mois, motivé par rien ni personne, à la charge de ses parents de plus en plus soucieux et attentionnés, surtout sa mère toujours trop fondante à son goût, humilié par ce sentiment de dépendance et d'inutilité, le jeune homme avait l'impression de rétrécir de jour en jour, de ratatiner, de se faner sans influx ni ressources financières suffisantes pour vivre sa vie de jeune. A 22 ans, vivre enfin, VIVRE ce qui s'appelle vivre ! Et non pas végéter, sans but ni passion, avec ce sentiment d'être à côté de la plaque, complètement décalé et incompris.
Bref, Alban avait fini par se décider, mais sans se faire trop d'illusions. Il avait envoyé sa réponse au périodique en prenant bien soin de noter au sommet et à gauche de l'enveloppe le numéro de code. Le style choisi était volontairement elliptique : « Jeune homme, 22 ans, deux ans d'études de Lettres, au chômage depuis plusieurs mois, sans attaches sentimentales, goût pour le secrétariat, qualités d'ordre et d'organisation, serait prêt à répondre à votre aimable proposition. Demande seulement plus de précisions sur le travail attendu et les compétences exigées. Suis prêt à me déplacer dans toute la France. » Alban avait bien sûr précisé son adresse et son numéro de téléphone (le fixe de ses parents car il était en panne de portable suite à un problème de facture impayée). Son écriture était soignée, quasiment calligraphiée car il se disait que ce châtelain solitaire devait être un homme de goût. C'est aussi pour cela qu'il avait mentionné ses études universitaires, du moins les quelques mois qu'il avait gonflés en années, histoire d'être crédible. Après avoir longtemps hésité, tergiversé, pesé le pour et le contre, il s'était enfin décidé à joindre un portrait de lui, une photo en couleurs plutôt réussie, où on le voyait de face, assis sur la margelle du puits familial, souriant d'une manière un peu figée mais avenante, cheveux blonds au vent, teint hâlé (c'était au retour des vacances en Ardèche l'été dernier) faisant ressortir sous sa chemisette blanche une musculature fine et nerveuse. En son for intérieur, Alban espérait que cette image appuierait sa candidature.
Une racine le ramena à la réalité : il avait failli trébucher et s'étaler de tout son long. Heureusement, l'intrépide voyageur n'avait pas lâché sa torche.
- Merde ! lâcha-t-il entre ses dents, tout en s'efforçant de retrouver son équilibre.
Il prit le temps de souffler puis reprit sa marche, délaissant ses pensées pour être plus attentif aux irrégularités du chemin et aux endroits où il posait les pieds. Le vent s'était un peu calmé et, de temps en temps, un rayon de lune déchirait le rideau de nuages bas qui filaient à toute allure vers le sud, jetant sur le paysage mouvant une lueur blafarde et néanmoins bienvenue. Le paysage s'était à présent dégagé, plus large et la marche devenait plus aisée, malgré le poids du bagage qui endolorissait sa main gauche. Le chemin montait à présent en large courbes serpentant sur une pente assez douce. En fait, c'était devenu imperceptiblement un sentier régulier. Du fond du ravin montaient les rugissements étouffés d'un torrent ; parfois le chant funèbre d'un oiseau de nuit déchirait le silence et se perdait dans les branches.
Alban avait reçu une réponse à son courrier une dizaine de jours plus tard. La lettre était succincte mais précise, et l'écriture manuscrite élégante : « J'ai pris connaissance avec intérêt de votre candidature. Je vous propose de venir me rencontrer dans les meilleurs délais afin de convenir ensemble de tous les détails, et éventuellement, de conclure un accord. Je le souhaite sincèrement et je suis persuadé que vous ferez l'affaire. Veuillez trouver ci-joint un chèque au porteur pour couvrir vos déplacements et frais divers. Téléphonez-moi le jour et l'heure de votre arrivée. A la gare, prenez un taxi car je n'ai pas la possibilité de venir vous chercher. » Suivait le post-scriptum indiquant l'opportunité de la lampe de poche. Aucune allusion à la photographie. Signé : Monsieur Karl. Suivaient le numéro de téléphone/fax ainsi que l'adresse complète et le prudent post-scriptum.
Alban avait consulté l'atlas de son père pour localiser le village au lieu-dit « Pont de l'Abîme ». Il le repéra dans l'arrière-pays vosgien, à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg, en direction du col de Saverne. Il s'était rendu à la gare d'Orléans et s'était renseigné sur le meilleur itinéraire. Quelles que soient les combinaisons d'horaires et d'itinéraires, pas moyen d'arriver avant 22 heures à Saverne. Cette heure tardive ne le séduisait guère. Il avait hésité quelques jours avant de prendre sa décision. Puis, talonné par le besoin de gagner sa vie, d'en changer surtout, avec ce petit goût d'aventure qui finissait par l'émoustiller plus que l'inquiéter, le jeune homme avait franchi le pas et s'était décidé à composer le numéro de téléphone de Monsieur Karl. L'attente avait été assez longue puis une voix lui répondit enfin :
- Allo ?
- Bonjour… plutôt bonsoir… puis-je parler à Monsieur Karl ?
- C'est lui-même. A qui ai-je l'honneur ?
- C'est Alban… euh… à propos de la petite annonce… j'ai bien reçu…
- Alban, mais bien sûr ! coupa une voix chaude et empathique. Je suis si heureux de vous entendre ! Oui, j'ai reçu votre lettre. Je l'attendais avec impatience. Alors, que décidez-vous ?
- Je me proposais de venir vous rencontrer en fin de semaine… mais j'arriverai un peu tard. Je n'ai pas trouvé d'autre train. Venant d'Orléans, vous comprenez…
- A quelle heure votre transsibérien ?
La voix était enjouée, légèrement moqueuse.
- A 22 heures 15 en gare de Salerne. Peut-être vaudrait-il mieux que je couche en ville avant de gagner votre…
- Nenni ! Aucune importance. Je suis un couche-tard, vous aussi, j'espère. La nuit n'est-elle pas le rendez-vous des fées et des elfes ? Je plaisante, excusez-moi. 22 heures, disons 22h 30 avec la fin du parcours, ce sera parfait. Vous n'aurez qu'à prendre un taxi. Je vous attendrai et nous dînerons ensemble. J'espère que le chèque que je vous ai envoyé a été suffisant ?
- Bien sûr ! C'était même trop, je vous rembourserai…
- Chut ! On ne parle jamais d'argent ici. N'est-ce pas le crottin du diable, disait je ne sais plus quel auteur, Bernanos je crois bien. Vous avez dû décrypter cet auteur à la Faculté, non ? Mais ce crottin-là – si je peux me permettre - offre néanmoins des merveilles et bien des plaisirs ! J'ai hâte que vous le constatiez de visu. Eh bien, trêve de digression, c'est entendu, à vendredi cher ami et merci de la grande confiance que vous paraissez me témoigner.
- Merci à vous, monsieur…
Alban avait marqué une courte hésitation.
- Karl, appelez-moi Karl. Vous, c'est Alban, n'est-ce pas ? A bientôt, cher Alban !
Il raccrocha. Alban fut d'emblée rassuré par ce premier contact. L'homme était charmant, il avait de la classe. Très cordial au demeurant, fort sympathique. Et cette voix si bien timbrée, avec des sortes d'ondulations… sans doute la voix d'un homme mûr, mais pas celle d'un vieillard, dieu merci ! En fait, c'est ce qu'il redoutait : tomber sur un vieux à la voix aigre et chevrotante. Evidemment, l'annonce annonçait la quarantaine, mais chacun sait que les petites annonces de sont pas des championnes d'exactitude, surtout concernant l'âge ou l'apparence !
Le jeune homme avait alors mis ses parents au courant de ses démarches. D'abord un peu réticents, ceux-ci avaient fini par accepter que leur rejeton aille voir sur place de quoi son futur employeur retournait. Son père s'était même offert à le conduire en voiture puisqu'il lui restait quelques jours de RTT à récupérer. Le fiston avait fermement décliné cette proposition. Il voulait se faire sa propre opinion, craignant par-dessus tout l'influence moralisatrice de ses géniteurs qui le couvaient d'une tendresse étouffante et pourtant bien compréhensible : n'était-il pas leur petit Alban adoré, leur fils unique, né sur le tard de surcroît ? Un peu trop artiste, trop dilettante – pensait son père – trop centré sur lui-même, mais sa mère n'avait d'yeux et de prévenances que pour son bel ange désœuvré.
Alban sourit. Tous ces souvenirs l'avaient agréablement distrait d'une situation qui devenait à la longue désagréable : malgré la fraîcheur de la nuit, notre voyageur ahanait et transpirait sous le poids de ses bagages. C'est alors qu'il s'arrêta et leva les yeux fort à propos : le sentier – qui s'était peu à peu élargi en s'ouvrant sur une sorte de plateau herbeux – faisait une dernière courbe avant de buter contre ce qu'Alban identifia comme une haute grille qu'éclairait chichement une lampe-tempête grinçante.
- Enfin ! Me voilà rendu !
D'un coup d'épaule, il rajusta son sac à dos dont les sangles lui labouraient la chair, empoigna son autre bagage qu'il avait un instant déposé sur le sol et pressa le pas. Une pluie fine commençait à tomber. Il n'eut aucun mal à pousser la grille qui ouvrit sur une allée bordée d'arbres, des tilleuls pensa-t-il. Après une distance qu'il évalua à 200 mètres, il parvint au pied d'un escalier qui montait vers une vaste terrasse. Celle-ci était adossée à une bâtisse étrange, aux contours tarabiscotés, une succession de tourelles et de toits pentus se découpant en ombres chinoises sur le ciel. Au rez-de-chaussée, deux vastes fenêtres filtraient une lumière orangée. Pas un bruit. Le tableau avait des allures de miniature médiévale. Alban chercha une sonnette, hésita, monta quelques marches… et c'est alors qu'une violente lumière, sans doute actionnée par un faisceau infrarouge, illumina la terrasse ; une porte s'ouvrit tandis qu'un molosse bondit au sommet des marches. Aussitôt stoppé dans sa course par la voix autoritaire d'un homme dont la silhouette apparut dans l'encadrement de la porte d'entrée…

(à suivre ?)