14 – CONTRE LA DEPRIME

Envie de prendre l'air ? Envie de fuir ? Nausée dans le petit jour brumeux dès que se redessine au tournant de la rue la silhouette du collègue ensachée dans l'imper que vous lui connaissez depuis… depuis combien d'années ?
Fatigue lourde qui tombe comme un plomb dans l'âme dès qu'apparaît la mine chafouine de chacun, à peine séparée des contours duveteux d'un mauvais sommeil, les paupières battant comme des volets mal accrochés.
L'une a beurré de rouge ses lèvres que personne n'embrasse, et la criarde couleur profère : « Regardez bien, c'est là qu'est sa misère ! »
L'autre se laisse aller, exhale des odeurs, à perdre haleine, poils de chat, pellicules sur sa veste de laine.
Un troisième se tient raide contre le mur, les poings serrés, les bras contraints, retenant par efforts surhumains, quelque atroce névrose chopée il ne sait où, dans quel passé lointain, et toujours là, fidèle, dès le matin.
Une autre encore dévide sur une voix pointue et qui blesse l'oreille, et torture les mots, dévide l'hystérie qui tourne dans sa tête, comme un vieux manège, avec les grands yeux de bois bleu de chevaux inquiétants ;C'est l'antichambre de l'asile. Ils sont tous là, ces demi-fous du quotidien à qui tout à l'heure, près de la machine à café, vous sourirez, vous parlerez, vous demandant, hanté, si ce n'et pas vous finalement, celle du rouge trop brillant, ou celui des relents, ou l'autre qui se cabre, les chevaux affolants.
Alors vous vous dites c'est assez, je veux vivre. Supporter tous ceux-là n'est pas mis dans mon livre. Je m'enfuis, je suis libre ? Mais au fait, me voilà dans la rue, je tourne à gauche, à droite, j'arrive sur la Grande Place.
Déjà, je me sens mieux, la fatigue s'efface. Mais que faire ? Qui avant moi abandonna ainsi sa tâche, et ses soucis ? Et quel est mon programme aujourd'hui ?
« D'autres avant vous l'ont fait, ne craignez rien. Vous avez eu raison ! » vous affirme, complice, le libraire. Dans sa boutique, qui borde la Grande Place, vous avez demandé de l'aide. « Tenez, quelqu'un de grand s'en fut pendant trois ans, faisant la nique à tous ceux qui le commandaient. Ce fut le meilleur de son temps : la bamboche, les filles… »
Et il vous tend Premières poésies, d'Alfred de Musset.

À JULIE

On me demande, par les rues,
Pourquoi je vais bâillant aux grues,
Fumant mon cigare au soleil,
À quoi se passe ma jeunesse
Et depuis trois ans de paresse
Ce qu'ont fait mes nuits de sommeil.

Donne-moi tes lèvres, Julie ;
Les folles nuits qui t'ont pâlie
Ont séché leur corail luisant.
Parfume-les de ton haleine ;
Donne-les moi, mon Africaine,
Tes belles lèvres de pur-sang.

Mon imprimeur crie à tue-tête
Que sa machine est toujours prête,
Et que la mienne n'en peut mais.
D'honnêtes gens, qu'un club admire,
N'ont pas dédaigné de prédire
Que je n'en reviendrais jamais.

Julie, as-tu du vin d'Espagne ?
Hier, nous battions la campagne ;
Va donc voir s'il en reste encor.
Ta bouche est brûlante, Julie ;
Inventons donc quelque folie
Qui nous perde l'âme et le corps.

On dit que ma gourme me rentre,
Que je n'ai plus rien dans le ventre,
Que je suis vide à faire peur ;
Je crois, si j'en valais la peine,
Qu'on m'enverrait à Sainte-Hélène,
Avec un cancer dans le cœur.

Allons, Julie, il faut t'attendre
À me voir quelques jours en cendre,
Comme Hercule sur son rocher.
Puisque c'est par toi que j'expire,
Ouvre ta robe Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.


Alfred de MUSSET

Quelques variantes bellinesques pour une lecture au masculin :

À JULIEN

On me demande, par les rues,
Pourquoi je vais bâillant aux grues,
Fumant mon cigare au soleil,
À quoi se passe ma jeunesse
Et depuis trois ans de paresse
Ce qu'ont fait mes nuits de sommeil.

Donne-moi tes lèvres, Julien ;
Les folles nuits qui t'ont éteint
Ont séché leur corail luisant.
Parfume-les de ton haleine ;
Donne-les moi, mon dieu d'ébène,
Tes belles lèvres de pur-sang.

Mon imprimeur crie à tue-tête
Que sa machine est toujours prête,
Et que la mienne n'en peut mais.
D'honnêtes gens, qu'un club admire,
N'ont pas dédaigné de prédire
Que je n'en reviendrais jamais.

Julien, as-tu du vin d'Espagne ?
Hier, nous battions la campagne ;
Va donc voir s'il en reste encor.
Ta bouche est brûlante, Julien ;
Inventons donc un nouveau lien
Qui nous perde l'âme et le corps.

On dit que ma gourme me rentre,
Que je n'ai plus rien dans le ventre,
Que je suis vide à faire peur ;
Je crois, si j'en valais la peine,
Qu'on m'enverrait à Sainte-Hélène,
Avec un cancer dans le cœur.

Allons, Julien, il faut t'attendre
À me voir quelques jours en cendre,
Comme Hercule sur son rocher.
Puisque c'est par toi que j'expire,
Ouvre ta robe Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.


Alfred de MUSSET