A priori, il n'y avait pas de quoi rire, pourtant : dans les faits, les homosexuels iraniens sont traqués, suppliciés, condamnés à mort, jour après jour, publiquement et en toute légalité. Alors, pourquoi rire ? Comment expliquer qu'étudiants et enseignants se soient esclaffés en entendant les propos de M. Almadinejad ? Cet éclat nerveux peut s'interpréter comme une manifestation du fameux « choc des cultures ».
D'un côté, un public cultivé, citoyen d'un Etat où l'homosexualité est banalisée ; de l'autre un orateur, non moins cultivé, président d'un pays qui fait de la violence homophobe une politique systématique. La gêne naît ici quand le réflexe primaire (« L'enfer, c'est les autres ») et le cliché universel (« Il n'y a pas de pédés chez nous ») rencontrent la dénégation d'Etat, pour dévoiler la vérité paranoïaque du fanatisme : la terreur à l'égard de tout corps désirant, féminin ou efféminé ; le refoulement de toute « déviance » sexuelle, forcément étrangère, voire satanique.
Vu d'Occident, un tel délire peut prêter à rire. Mieux : il peut faire sourire jusqu'à ses principales victimes. En atteste l'interminable procès des infirmières bulgares, accusées par le pouvoir libyen d'avoir volontairement inoculé le virus du sida à des centaines d'enfants. Dans un livre qui vient de paraître sous le titre « J'ai gardé la tête haute » (Oh ! Editions), l'une d'entre elles, Kristyana Valcheva, restitue ainsi le témoignage à charge d'un responsable hospitalier : « La famille libyenne est sacrée. Nous n'avons jamais de liaisons extraconjugales. Le sida ne peut pas être la conséquence du sexe pratiqué hors mariage. Celles qui sont assises ici (il nous a désignées) sont des criminelles. » Et l'infirmière de commenter : « Je ricanais dans ma tête. Je la connaissais, la morale des Libyens… »
Bastonnades, humiliations, torture à l'électricité : au même moment, Kristyana Valcheva et ses camarades de malheur avaient peu d'occasions de plaisanter. Au cœur des prisons fétides et sous les portraits du colonel Kadhafi, c'est leur corps de femme, leurs seins, leurs ventres, leurs sexes qui ont été visés – très concrètement. Traitées de « putains », de « dépravées », de « chiennes chrétiennes », elles ont été désignées comme des créatures monstrueuses, des êtres de débauche. Ainsi Mme Valcheva s'est-elle vu reprocher d'avoir « recruté » le médecin palestinien, son coaccusé, en ayant des relations sexuelles avec lui ; la preuve, elle aurait laissé un body à son domicile. « En Lybie, on n'a pas ce genre de choses, il est à toi » arguaient les inquisiteurs. CQFD…

(…)

Car dans l'imaginaire des bourreaux, le corps coupable, c'est d'abord et toujours, le corps « passif », vecteur des mauvaises « humeurs » (sang, sperme) et porteur du poison : le corps des femmes, en Lybie ; celui des homosexuels, en Egypte. A chaque fois, ce corps passif doit être « activé » par les forces de l'étranger : ainsi les condamnés égyptiens ont-ils été forcés d'admettre qu'ils travaillaient pour le Mossad, et des photos grossièrement truquées exhibèrent même certains d'entre eux affublés d'un casque israélien. Une fois de plus, panique sexiste, fureur homophobe et divagation antisémite convergeaient en un seul et même cauchemar.
Dans ce contexte fantasmatique, qui fait peut-être du Proche-Orient « le lieu le plus horrible qui soit pour les homosexuels » (Dictionnaire de l'homophobie, sous la direction de Louis-Georges Tin, PUF, 2003), le discours de M. Almadinejad s'éclaire autrement. Il prouve à quel point les islamistes méprisent la civilisation musulmane : faut-il rappeler qu'en Iran comme en Egypte, où l' « homosocialité » est quasiment la norme, les plus grands poètes ont mêlé spiritualité religieuse et érotisme homosexuel ? Ensuite, la rhétorique du président iranien montre combien le pouvoir religieux demeure obsédé par le gouvernement des corps, et combien ces corps, tant bien que mal, continuent de lui échapper, ou du moins de l'effrayer. Enfin, cette parole de déni manifeste la perversion, la vraie : celle qui verrouille l'humanité dans une logique délirante, et les relations avec autrui dans une causalité diabolique. Cette perversion d'Etat fait proliférer les boucs émissaires, toujours les mêmes (femmes, homosexuels, juifs…), pour mieux occulter ses propres pulsions, ses penchants inavouables. Elle annonce bien des désastres à venir. D'aucuns pensent qu'il serait temps de la regarder en face.
Sans rire.


Jean Birnbaum, Analyse parue dans LE MONDE (lundi 12 novembre 2007)

Question bellinesque : notre Sarko 1er ne doit-il pas se jeter dans les bras de Kadhafi lors d'une prochaine visite officielle en France ? Accolade fraternelle garantie devant les caméras. Là encore, perversion d'Etat ou raison d'Etat ?